CLASSROOM Y2 V0 Chapitre 6


Désespoir et moyen de survie

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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Cette année-là, il avait neigé de façon inhabituelle à Tokyo. La devanture était recouverte d’un manteau blanc nocturne. Kamogawa et moi nous dirigeâmes vers l’endroit prévu. En chemin, Kamogawa s’arrêta pour contempler le paysage enneigé.

Kamogawa — Tu te souviens ? Il y a plus de dix ans, quand nous attendions Naoe-sensei sous le froid.

Moi — Oui, j’ai l’impression que c’était hier.

Kamogawa — Le jour où tu as pris en charge le projet. Tu m’as fait confiance. Cela a été dur, mais nous sommes allés loin.

En effet, ce n’était pas gagné vu la confidentialité du dossier.

Moi — Tu as tant évolué. Tu as acquis tous les rudiments de la politique.

Kamogawa — Merci Ayanokôji-san… Être sous ta direction a été salvateur. Mon seul regret est que mon père n’ait pas pu voir les fruits de notre travail.

L’an dernier, à la même période, son père décéda d’un arrêt cardiaque. Ce dernier était la raison pour laquelle Kamogawa avait travaillé avant tant d’acharnement.  Lui parler de ce projet révolutionnaire. Mais cela n’était que le début. Le lycée Public d’Excellence n’était qu’un début. Nous voulions faire bien mieux que cela, en sauvant les enfants à naître, en produisant des génies. La « White Room » allait être ce dont toute la planète aurait besoin. Non aux vies détruites, avortées, tuées par l’abandon… Sous la direction du gouvernement, nous allions mettre fin à tout cela tout en résolvant le problème de la baisse de natalité.

Moi — Nous allons crever tous les plafonds. Il n’est pas encore tant d’être satisfait, Kamogawa.

Kamogawa — Oui.

Aujourd’hui, les choses étaient différentes du temps où nous attendions Naoe-sensei dans le froid. En effet, la White Room avait donné des résultats concluants, malgré une série de rebondissements. Et j’allais faire mon rapport détaillé à ce dernier. La première étape de mon décollage était imminente : j’allais enfin acquérir la place que je méritais, merci à notre dur labeur.

Nous prîmes place à l’intérieur, pour attendre Naoe-sensei. Certes, l’usage était d’attendre dehors, mais là étaient ses consignes expresses. Je l’avais interprété comme de la considération pour mes efforts.

Moi — Avec l’annonce de ce projet, Naoe-sensei est enfin au sommet du pays.

Kamogawa — Premier ministre, ce n’est pas rien…

Il était désormais parfaitement préparé pour les élections à venir.

Moi — Non seulement son titre, mais ses faits le rendront trois fois plus influents que ses prédécesseurs.

Au sens propre du terme, il allait être l’homme au sommet de ce pays. J’étais rarement nerveux, mais je sentais mon rythme cardiaque s’accélérer légèrement. J’avais tout parié sur ce projet. Je rêvais encore et encore du jour où ça allait payer.

  • Naoe-sensei est arrivé.

Après trente longues, mais courtes minutes, Naoe-sensei fit son entrée.

Moi — Vous êtes arrivé plus tôt que prévu.

Il n’avait que dix minutes de retard sur l’heure prévue. Quelle surprise, j’avais prévu d’attendre au moins une heure ou deux.

Kamogawa — Il t’estime à ce point ?

J’avertis Kamogawa de ne pas trop baisser sa garde. Ainsi nous revêtîmes notre visage le plus sérieux pour Naoe-sensei. Avant-même l’ouverture du shoji, nous étions à genoux et tête baissée, fronts contre le sol. J‘entendis les pas à la fois lourds et silencieux de Naoe- sensei.

M. Naoe — Je suis désolé de vous avoir fait attendre.

Naoe-sensei apparut et s’excusa pour son retard. Je ne pus m’empêcher de ressentir un certain malaise à l’entente de ces mots.

Moi — Non, monsieur, je vous en prie… Merci d’avoir fait tout ce chemin jusqu’ici malgré le froid.

En disant cela, j’évacuais les pensées inutiles de ma tête. J’étais sur le chemin de l’ascension, je ne devais pas m’en faire, me disais-je.

M. Naoe — Relevez-donc la tête !

  • Très bien !

Kamogawa et moi levâmes rapidement la tête et prîmes les verres pour servir une boisson à Naoe-sensei. Mais ce dernier nous arrêta net.

M. Naoe — Avant cela, je dois vous parler.

Moi — Je vous demande pardon ?

Kamogawa, lui, s’écarta et prêta une oreille attentive à Naoe-sensei.

M. Naoe — J’ai plusieurs choses à vous annoncer. Tout d’abord…

Après une légère pause, Naoe-sensei marmonna cela comme s’il se souvenait de quelque chose qu’il avait oublié.

M. Naoe — J’ai décidé de ne pas me présenter aux prochaines élections.

Moi — …Huh ?

Je ne comprenais pas ce que Naoe-sensei disait. Pour la première fois de ma carrière, je lui donnais une réponse muette. Kamogawa était aussi sidéré. Le bourdonnement dans mes oreilles était intense, combiné à ce silence.

Kamogawa — Sensei… C’est une plaisanterie ?

Les mots sortirent naturellement de la bouche de Kamogawa. J’aurais dit la même chose même s’il n’avait pas pris la liberté de le faire.

M. Naoe — En effet, après demain, suite à l’annonce des résultats, je soutiendrai Kijima.

Kijima ? Pourquoi choisissait-il Kijima-sensei ? Aussi prometteur qu’il soit, Naoe-sensei était en meilleure position que lui.

Moi — Mais vous avez tant donné pour ce moment…

En me penchant en avant, je ne pus retenir mes émotions. Je savais que devenir Premier ministre n’était pas tout. Après tout, Naoe-sensei avait eu toute son influence dans l’ombre. Mais cette fois, c’était sa chance…  Peut-être même la dernière, Kijima-sensei allant sûrement asseoir son influence et diviser la faction de Naoe-sensei. Ce choix avait dû être murement réfléchi. Qu’allait-il advenir de la White Room ? Je devais en avoir le cœur net. Mais ce qui m’avait le plus surpris, c’était son soutien.

Kamogawa — Kijima-sensei… N’êtes-vous pas adversaires ?

Kamogawa ne put s’empêcher de poser la question. Le nombre de candidats du Parti des citoyens à l’élection avait été réduit à trois, en interne et aux yeux de l’opposition. Le principal candidat était Naoe-sensei, qui était juste devant moi, et les seconds étaient Isomaru-sensei, son rival, et Kijima-sensei, arrivé un peu plus tard. Ces trois candidats étaient les seuls à avoir le ticket pour devenir premier ministre, et Naoe-sensei était le grand favori.

M. Naoe — Je n’avais pas l’intention d’en faire un premier ministre, mais ce n’est plus le cas.

Moi — Avez-vous peur de ne pas obtenir assez de voix ?

M. Naoe — En effet. Initialement, Isomaru, Kijima et moi étions égaux. Néanmoins, il semblerait que certains partis de l’opposition aient  décidé de me faire tomber. En faisant mes calculs, j’en suis arrivé à la conclusion que je n’allais même pas obtenir plus de trente voix.

Après avoir tout essayé, Naoe-sensei affichait un sourire résigné.

M. Naoe — J’ai une bonne position. Échouer impacterait ma crédibilité. Ainsi, je n’ai d’autre choix de que le soutenir plutôt que de me présenter. Il a la carrure, le pouvoir, et il est jeune. J’ai bien cherché des scandales, mais pas un seul grain de poussière n’est apparu…

Un politicien sans femmes, sans argent, et sans rien à cacher… Autrement dit, rien ne pouvait l’arrêter,

Moi — Mais dans ce cas, ne serait-il pas préférable de soutenir Isomaru-sensei ? Il est, certes, votre rival, mais il s’agit également d’une ancienne connaissance peut-être plus facile à manipuler que Kijima-sensei.

Naoe-sensei n’était pas le genre à faire preuve de mauvaise fierté. Il n’aurait pas hésité à donner sa chance à Isomaru-sensei.

M. Naoe — Tu sais comme moi qu’il est préférable d’être sous les ordres de Kijima, n’est-ce pas ? Si nous essayons de nous imposer sur le navire d’Isomaru, il y a de fortes chances pour que nous coulions ensemble. Kijima a déjà le soutien de pas mal de nos collaborateurs.

Naoe-sensei avait même peur de s’associer à Isomaru-sensei. Il semblait que j’avais raté pas mal d’épisodes en politique.

Kamogawa — Oh, il est trop tôt pour abandonner, Naoe-sensei. Nous avons la White Room.

Moi — Arrête, Kamogawa.

Kamogawa essaya de s’imposer, mais je le retins fortement.

Moi — Si telle est votre décision, nous la respecterons. Mais vous savez que cela remet en cause la White Room, n’est-ce pas ?

Le soutien de Naoe-sensei à Kijima-sensei était acté. Autrement dit, sa position était sécurisée, ce qui pourrait logiquement faire penser que ça n’allait pas beaucoup impacter la White Room. Et pourtant…

M. Naoe — C’est pour ça que je suis venu vous voir aujourd’hui. Je suis désolé pour tout le travail que vous avez fourni ces dernières années, mais je vais devoir vous demander de vous faire petit.

Il dit ce que je voulais le moins entendre. Les sueurs froides débutèrent.  

         Moi — …Que voulez-vous dire, Naoe-sensei ?

Je comprenais, tout… Je ne pouvais juste pas l’admettre.

M. Naoe — Vous avez très bien compris. Ce projet ne peut être maintenu que si je maintiens ma position, n’est-ce pas ?

Moi — Oui, en effet…

M. Naoe — Officieusement, j’ai sécurisé mon statut. Mais ne voyez pas ça comme un luxe, plutôt comme le dernier vestige de mon pouvoir dans cette guerre des factions. Nous ne pouvons pas promouvoir la White Room, qui va susciter la controverse.

Kijima-sensei n’allait sûrement pas laisser Naoe-sensei faire un pas de trop.  Au risque de le soupçonner de vouloir gagner de l’influence à son détriment.

M. Naoe — Ayanokôji, tu es un homme excellent.

Moi — …Merci beaucoup.

M. Naoe — Tu sais très bien que je n’ai jamais tenu compte de ton niveau d’éducation puisque je t’ai récupéré parmi les « nécessiteux ».

Moi — Dans le monde de la politique, aujourd’hui comme hier, un niveau spécifique de formation académique est requis. Et si ce n’était pas vous, jamais un homme comme moi n’aurait été utilisé.

Naoe-sensei hocha la tête et prit une inspiration.

M. Naoe — Pour le meilleur ou pour le pire, les politiciens sont des copieurs. Des gens incompétents qui n’ont que leurs diplômes pour eux. Ils en viennent à penser que cela suffit pour conserver leur titre et un revenu élevé. Les politiciens qui aspirent à être vertueux, ou à l’opposé qui visent à être des méchants sont également engloutis.

Naoe-sensei tendit la main vers son verre vide avant de se rétracter.

M. Naoe — Mais Kijima n’a jamais changé. Il est sérieux.

Je m’étais demandé si Naoe-sensei avait déjà fait l’éloge de son adversaire aussi explicitement. Il ne pensait plus à la bataille, elle était terminée.

M. Naoe — Je ressens la même chose pour toi. Tu es d’un autre style, mais tu restes fidèle à tes principes.

Moi — …Oui. Mes convictions ne changeront jamais.

M. Naoe — Être le meilleur du pays… C’est ton objectif, n’est-ce pas ?

Moi — Oui.

Kamogawa — Mais cela voudrait dire que nous devons battre Kijima. Ce n’est pas rien, n’est-ce pas ?

Moi — En effet. Il a de l’ambition. Mais si Naoe-sensei soutient Kijima-sensei, je vais en faire de même. À partir de maintenant, pour le bien de Naoe et de Kijima…

M. Naoe — Comme je l’ai déjà dit, tu ferais mieux de faire profil bas pendant un moment.

Moi — Oh, dans quelle mesure ?

J’avais un mauvais pressentiment à ce sujet. Mes craintes étaient fondées.  

Moi — …Je ne comprends pas.

M. Naoe — Tu es devenu une plaie pour Kijima. Il a eu vent de tes prouesses durant ces dernières années dans le monde des affaires. Tu me suis ? Je ne peux avoir une personne de ce genre sous mes ordres. 

Moi — Mais n’ai-je pas fait tout cela pour vous ? Mettre en place un établissement hors du commun, changer ce pays… C’était pour nous !

Le visage de Naoe-sensei changea.

M. Naoe — Tu as dirigé la White Room, une juteuse machine à cash. Tu as des liens avec des Yakuzas. Tu as largement dépassé le stade de politicien. T’ai-je dit de prendre autant de risque ? Tu as cherché ton profit avant tout. Sais-tu combien de fois j’ai dû nettoyer derrière toi ?

Sa voix avait également changé, et d’un coup je me faisais réprimander.

Moi — Que va donc devenir la White Room ?

M. Naoe — Cela ne mérite même pas cinq minutes. Ceci n’a jamais existé.

Kamogawa — « Jamais existé », non… C’est impossible…

Kamogawa, encore à moitié joyeux tout à l’heure, s’était assombri. Malgré mon expression impassible, je ne parvenais pas à cacher ma peine. « Jamais existé » … Pouvais-je le laisser réduire tous ces efforts à ces deux mots ? Bien sûr, après tout c’est ainsi que nous avions toujours procédé : avec un seul mot de Naoe-sensei, n’importe quelle affaire pouvait être mise de côté. Il ne servait à rien d’insister, au risque de l’offenser. Après tout, il savait ce que cela impliquait pour nous, voilà pourquoi il était venu nous voir. Nous devions agir avec calme et maturité, ou nous allions être mis de côté pour toujours. Puis j’avais assez d’argent pour faire des envieux. Même si Naoe-sensei me rejetait, j’étais normalement à l’abri pour mes prochaines années. Mais ma carrière politique était officiellement enterrée, mon ambition avec.

Moi — C’est compris. Aucun problème.

C’était donc ainsi que tout se terminait. Naoe-sensei n’avait apparemment pas l’intention de manger ici.  Et dire que je me voyais déjà trinquer.

M. Naoe — Quand Kijima reconnaîtra que vous n’êtes plus une menace, je vous ferai avancer à nouveau. C’est compris ?

Pour survivre en tant que politicien, je devais renoncer à la White Room. Oui. C’était une évidence.

 Moi — Ne soyez pas ridicule.

Hélas, cette fois, je fus incapable de faire preuve de sagesse. Non, pas après plus d’une décennie de travail acharné… Je n’allais pas y renoncer comme ça. 

Moi — La White Room reçoit beaucoup de fonds et fonctionne bien. Pourquoi l’enterrer ainsi ?

M. Naoe — Oh ? As-tu oublié à qui tu parles, Ayanokôji ?

Il était si autoritaire qu’il était difficile de croire qu’il n’était qu’un vieil homme. Il ne fut ni offensé ni intimidé par mes propos, se contentant de me lancer un regard sombre.  Pour lui, qui faisait de la politique depuis des décennies, ce genre de moment était courant. J’étais allé trop loin, je ne pouvais plus reculer. 

M. Naoe — Je t’ai dit de te faire petit. Incline-toi, et présente tes excuses. Si tu en es incapable, tu peux toujours te pendre.

Moi — Vous me dîtes ça, maintenant ?

M. Naoe — Que veux-tu entendre d’autre ?

Moi — Moi-même je n’en suis plus certain.

M. Naoe — J’annule tout. Que tu sois d’accord ou non n’y change rien.

Moi — Alors qu’en est-il de moi ? Je n’ai jamais été que sous votre tutelle, et j’ai renoncé à de nombreux avantages pour ce projet. Même si je peux garder mon titre de politicien, il est inutile si je ne peux rien en faire.

M. Naoe — Tu dois être patient un temps. Ensuite, tu feras ton retour.

Je pouvais le croire ? Non, c’était impossible.

Moi — Sous vos directives, je me suis consacré à ce projet… Je… Je ne peux pas retourner au point de départ.

Je ne pouvais que me lamenter. Je ne pouvais m’en empêcher…

M. Naoe — Je sais ce que tu ressens. Mais c’est ainsi que le monde fonctionne, tu le sais mieux que moi. Et je t’ai soutenu de mon mieux pour que tu puisses être réélu et assurer tes arrières. N’est-ce pas ?

En effet, j’avais confié à Naoe-sensei toute la campagne que j’aurais normalement dû mener. Je lui en devais une. Mais la façon dont il bouleversait les choses rendait cette faveur insuffisante.

Moi — Je vous en suis reconnaissant. Mais…

M. Naoe — Si tu t’attaches trop à un projet, tu vas perdre pied.

Pourquoi est-ce que je m’accrochais si fort ? Kamogawa, déconfit juste à côté, n’en avait sûrement aucune idée. Je n’étais pas vexé par la fin du projet. Non. En fait, je sentais ce qui m’attendait. J’étais devenu embarrassant pour Naoe-sensei. Je n’étais pas mis de côté, mais simplement viré d’un revers de main.  Combien de fois avais-je vu des politiciens subir cela ? Dès l’instant où le projet White Room fut présenté comme caduque, mon sort était scellé. Voici donc pourquoi je résistais, c’était mon instinct de survie qui parlait.

Moi — Alors je suis celui qui doit s’en aller, c’est cela ?

M. Naoe — Tu es encore jeune. Mais pour moi, c’est  maintenant ou jamais. Je ne peux pas reculer maintenant. Je vais mourir en politicien.

Moi — Sensei…

M. Naoe — Je ne te demande pas d’abandonner la politique. Je te demande juste de te faire discret.

Moi — Vous n’allez pas me réduire au silence, n’est-ce pas ?

M. Naoe — Bien sûr que non. Kijima était très dur avec toi, mais il semblait aussi t’estimer. Le moment venu, je te demanderai de me montrer ce que tu sais faire.

Je pouvais supposer que c’était fini.

Moi — Je  comprends.

M. Naoe — Très bien alors.

Moi — Vous avez raison, la White Room est close. Je vais commencer à effacer les traces dès demain.

Je m’inclinai profondément.

M. Naoe — Merci pour votre coopération, à tous les deux.

Le Naoe-sensei qui était devant moi avait déjà perdu tout intérêt pour moi. Que je sois capable ou non n’avait aucune importance, je ne faisais plus partie de ses plans. Je fus écarté en même temps que ce projet.

1

Moi — …Merde.

Dans la pièce d’où Naoe-sensei avait disparu, il ne restait que Kamogawa. La nourriture refroidie saupoudrée de larmes nous accompagnait.

Moi — Vous foutez pas de ma gueule !!!

Je criai toutes mes pensées de façon irrationnelle.

Moi — Il va me donner un coup de main « un jour ».  MAIS BIEN SÛR !!

Une fois que vous abandonnez la politique, aucun retour n’est possible. 

Moi — Que va-t-on devenir ? Est-ce la fin de tout ? Aurais-je du lui mettre une bonne raclée ?

Non, ça n’aurait procuré du plaisir que sur le moment. Rien de plus. Ensuite j’aurais été enfermé en perdant tout ce que j’ai pu acquérir. Les poings marchent pour les querelles d’enfants, mais en politique la force des bras est secondaire. Pour preuve, Naoe, qui ne semblait être rien de plus qu’un vieillard, avait une myriade d’armes.

Moi — Ne pensez pas que vous vous en tirerez en utilisant toutes vos armes comme ça, Naoe…

J’écrasai mon poing sur le tatami avec toute la force que j’avais et laissai échapper ma frustration. Au final, je fus juste utilisé puis jeté. Dans le monde de la politique, une fois que vous tombez, il est impossible de se relever. Les enjeux sont trop élevés, personne ne vous attend.

Moi — C’est fini ?

Même si je le mettais en mots, je ne pouvais pas réaliser. Avait-il la moindre idée de tous mes sacrifices pour changer ce pays ? Non… pour me hisser au sommet de ce pays ? Combien d’humiliation, d’ostracisme, et de mépris j’avais subi ? Cet homme ne m’était plus d’aucune utilité. Mais ce n’était pas comme si je pouvais réellement bouger, au risque d’être anéanti. Naoe et moi étions les deux facettes d’une même pièce : sa perte valait la mienne. Jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite ou même qu’il meure, j’étais bloqué.

Alors s’il mourrait… ? Devais-je contacter Ohba ?

Moi — Suis-je bête…

Si je faisais une telle demande, Ohba allait me couper les vivres.

Moi —  Kamogawa… Retour à zéro pour toi, demain.

Kamogawa — Je n’ai… pas le choix… Et toi, Ayanokôji-sensei ? Tu ne vas pas ignorer l’ordre de Naoe-sensei, n’est-ce pas ?

Moi —  Foutu pour foutu, autant continuer à diriger la White Room et me retirer de la vie politique.

Kamogawa — Je t’admire énormément, je sais que tu vas surpasser Naoe-sensei un jour ! Alors n’abandonne pas, s’il te plaît !!

Moi —  Je suis fini, je ne peux le renverser. Mais toi, tu peux encore survivre. Tu as toujours l’influence de ton père. Continue à te battre sous les ordres de Naoe en tant que politicien.

Kamogawa — Ayanokôji-sensei… !

Moi —  Je n’abandonnerai pas ce que j’ai construit, mais je dois pour l’instant faire profil bas.

C’était la seule solution.

Moi —  Et peu importe la puissance de Naoe, il ne peut pas gagner contre sa durée de vie. Il mourra avant nous.

Si cela devait prendre autant de temps, qu’il en soit ainsi. J’allais le laisser profiter de ce qui lui restait de carrière. Mais une fois sa fin arrivée…

Je ris et tapota l’épaule de Kamogawa.

Moi —  Il n’y a pas que Kijima. À mon retour en politique, je ferai en sorte que son fils morde aussi la poussière.

Kamogawa — Hahaha. Tu n’as vraiment pas l’air de blaguer !

Les joues de Kamogawa se détendirent, alors qu’il essuyait ses larmes.

2

Après avoir mis Kamogawa dans un taxi et être sûr qu’il était rentré, je me mis à marcher. Seul, sur cette route sombre et  enneigée.  Je devais faire retomber la pression. Penser à mon futur. Mais il me fallait faire le vide dans mon esprit, et pour ce faire, j’appelai une certaine personne. Il était tard mais j’étais pratiquement sûr que mon interlocuteur allait répondre.

Moi — Soyez franc, Tsukishiro. Pourquoi Naoe a-t-il renoncé à son ambition pour rejoindre Kijima ?

M. Tsukishiro — Drôle de question pour un appel…

Moi —  Vous savez tout, n’est-ce pas ?

M. Tsukishiro — Naoe-sensei s’est toujours vanté d’être le meilleur politicien. Mais maintenant il comprend que Kijima l’a surpassé.

Moi —  Quel imbécile.

M. Tsukishiro — Bien que nous ayons tous deux des philosophies très différentes, nous avons plus en commun que vous ne le pensez.

Moi —  À d’autres.

M. Tsukishiro — Kijima-sensei ne voyait pas votre implication dans la White Room d’un très bon œil.

Moi — Mais cela complétait merveilleusement bien son projet de lycée public d’excellence… Il aurait simplement pu s’approprier les deux.

M. Tsukishiro — Disons qu’il travaillait sur autre chose, parallèlement à son lycée. Et la White Room venait concurrencer ses projets en coulisse. 

Moi — C’est pour cela que Naoe m’a tout simplement dégagé, hein ?

M. Tsukishiro — Je ne sais pas tout à fait quand, mais Kijima-sensei a fini par être au courant pour vous. Il a probablement promis la sécurité de l’emploi à Naoe-sensei en échange de l’annulation de la White Room.

Je n’avais pas pensé que Kijima préparait peut-être quelque chose de similaire à ce que nous avions fait avec la White Room.

M. Tsukishiro — Et il faut savoir que vous vous êtes montrés bien plus compétent que prévu. Vous avez dépassé toutes les espérances, au point d’avoir fini par devenir une menace avec votre folie des grandeurs.

Moi — Qui sait…

M. Tsukishiro — Oui, ils s’attendaient à votre chute mais vous vous êtes révélé brillant. Vous n’avez pas échoué à un seul moment. Naoe-sensei n’agissait pas pour vos beaux yeux, il espérait simplement que votre génie de fils le soutienne à l’avenir, dans sa gouvernance. Il se voyait déjà comme l’homme le plus puissant du pays. Mais il y avait un paramètre qu’il n’avait pas pris en compte : votre ambition sans limite.

Dans une dizaine d’années, Naoe n’allait plus faire le poids. Il avait donc fait en sorte de le faire maintenant. Sinon à qui profitait la fermeture de la White Room ? Ni à moi, qui perdais toute influence, ni à mon fils que je pouvais simplement détruire à cause de ça.

M. Tsukishiro — Ma réponse vous a-t-elle satisfait ?

Moi — Pourquoi avez-vous été si honnête avec moi ?

M. Tsukishiro — Mon instinct me dit que vous ne devriez pas être celui qui doit être mis de côté, ici. Vous allez gagner en puissance, j’en suis persuadé. Voilà pourquoi j’ai décidé de parler.

Moi — Une sage décision. Mais bien sûr, vous n’allez pas bouleverser vos habitudes, n’est-ce pas ?

M. Tsukishiro — Cela va sans dire.

Ce type n’était pas seulement de mon côté. Il pouvait être du côté de n’importe qui à tout moment. Il pouvait lui aussi me jeter comme ça.

Moi — Rapportez n’importe lequel de mes faits et gestes à Naoe, ou à qui vous voulez. En retour, informez-moi sur lui. Il serait mieux que l’on puisse garder un œil l’un sur l’autre en permanence.

M. Tsukishiro — C’est d’accord.  

Moi — C’est le début d’une longue amitié, Tsukishiro.

M. Tsukishiro — Je l’espère. Ayanokôji-sensei.

En disant cela, Tsukishiro raccrocha le téléphone. Oui, je n’allais pas m’arrêter là. Je devais devenir plus fort pour me protéger. Et cela passait par la mise en place de ma propre armée, dans la White Room.

******

Au 50ème étage, à 200 mètres de hauteur, se tenait un banquet dans l’un des hôtels les plus prestigieux de Tokyo[1]. J’arrivai dans le bâtiment quelques minutes avant l’heure convenue, et profitai de l’ascenseur pour réfléchir. 3 millions de yens[2], c’était ce qu’il fallait compter pour organiser une fête privée de 3h en servant une soixantaine de personnes. Cela pouvait sembler une somme dérisoire, mais compte-tenu de nos finances ce n’était pas donné. J’organisai cet évènement chaque année depuis les débuts de la White Room. Depuis que Naoe m’avait trahi, nous avions plus que jamais besoin de fond, la majorité de nos riches contributeurs m’avaient tourné le dos ; ces derniers n’étaient plus que 60, contre 200 auparavant. J’avais besoin d’argent. Des centaines de millions de dollars. Mes compétences allant faire le reste !

Mes yeux se posèrent sur le miroir sur la paroi vitrée de l’énorme ascenseur. J’avais pris de l’âge. En y repensant, c’était un miracle d’avoir pu continuer à faire tourner la White Room autant d’années. Mais il me restait encore beaucoup à faire : j’avais été évincé de la politique mais le feu de mes ambitions ne s’était jamais éteint, brûlant plus fort que jamais. J’arrivai à l’étage correspondant, descendant de l’ascenseur pour me diriger vers la salle d’attente. Eh oui, je n’avais plus le privilège des politiciens, je devais « patienter ». Mon titre de directeur de la White Room avait cependant limité la casse, ou la plupart de ces soi-disant riches n’auraient même pas été là.

  • Ayanokôji-sensei, il est temps.

Moi — Ah.

J’avais beaucoup de choses en tête. Mais la première était de résoudre la question financière : plus la White Room s’accroissait en m², plus son entretien revenait cher. L’argent réuni n’allait absolument pas être un luxe.

Dr. Tabuchi — Je m’excuse pour l’attente !

Moi — Combien de fois devez-vous aller aux toilettes ?

Tabuchi reprit place dans la salle d’attente, bougeant sa jambe gauche dans toutes les directions

Moi — Quand allez-vous éliminer cette fâcheuse habitude ?

Dr. Tabuchi — Je suis navré… Je ne peux contenir mon inquiétude.

Je le comprenais. Notre situation financière délicate pouvait tout compromettre. Temporairement ou définitivement. Et l’idée de renoncer à tout ce que nous avions construit était si frustrante. Cela revenait à élever des oisillons pour les laisser mourir de maladie.

Moi — Écoutez, Tabuchi. Oui, nous ne pouvons ignorer le manque de moyens. Mais nous devons garder la tête haute, si vous ne voulez pas retourner dans votre précédente situation.

Tabuchi leva les yeux vers moi, la vitesse de son pied gauche ralentissant.

Dr. Tabuchi — Vous êtes très fort, Ayanokôji-sensei.

Moi — À quoi bon ? On s’est servi de moi et j’ai tout perdu.

Et pourtant, je n’avais jamais cessé d’y croire. J’étais fier de cette vie de galère, même si je ne pouvais paradoxalement pas m’en venter. En effet, j’étais resté puissant malgré tout : en dehors de personnes comme Naoe et Kijima, un simple politicien avait du mal à me rencontrer. Les jambes de Tabuchi avaient cessé de trembler, ses poings étaient serrés… Oui, je devais montrer aux gens ayant cru à la White Room ce dont j’étais capable. Ils ne devaient pas regretter.

Dr. Tabuchi — Pensez-vous avoir une chance aujourd’hui ?

Moi — Bien sûr. Car j’ai la meilleure et la plus simple des armes…

Dr. Tabuchi — …Quoi ? Ça existe ?

Moi — Eh bien, elle est à double tranchant… C’est le mensonge.

Dr. Tabuchi — Le mensonge… ?

Moi — Des carrières politiques entières furent basées là-dessus !

Bien sûr, un mensonge n’a de sens que si vous en faîtes bon usage.

Moi — Et nous n’allons pas nous gêner. Voici le moment de vérité pour la White Room !

Dr. Tabuchi —…Oui !

3

Les riches n’ont qu’une chose en tête : sauver les apparences. Ils sortent ainsi leurs plus beaux vêtements, évoquent leurs maisons, leurs voitures ainsi que leurs entreprises. Toutefois, la raison de leur présence ici était relativement hors du commun.

Tout d’abord, en général, ces mondanités sont faites pour les adultes. Cependant, plus l’on monte socialement, et plus il y a d’enfants qui y assistent. Après tous, ces enfants sont de futurs partenaires commerciaux. Partenaires ou rivaux, il n’est jamais mauvais que les successeurs se rencontrent une première fois à un jeune âge. Mais, surtout, les parents font venir leurs enfants tels des trophées qu’ils aiment exhiber. Voilà pourquoi la White Room avait autant fait l’unanimité chez les hommes d’affaire.

Moi — Bien le bonjour…

Ironiquement, je mettais en pratique tout ce que j’avais appris de Naoe. Il était un ennemi désormais, mais sa prestance était authentique et de premier ordre. La fête venait de débuter, et je commençais par saluer tout l’étage.

  • Cela fait longtemps, Ayanokôji-sensei.

Un homme avec des yeux bleus étincelants contrastant avec son âge s’approcha de moi, joyeusement. J’appliquai mes habitudes d’homme d’affaire en tendant ma main droite.

Moi — En effet, Président Amasawa. Je vous avais envoyé une invitation, mais je craignais de ne pas vous voir venir.

M. Amasawa — Je suis désolé de ne pas avoir pu venir l’année dernière. Ma bien-aimée voulait absolument passer son anniversaire à Hawaï. Et le travail était si prenant… Ainsi, nous avions tout simplement décidé de nous établir là-bas !

Moi — Je suis heureux que vous arriviez à si bien concilier vie personnelle et professionnelle.

Il était un petit peu plus âgé que moi, mais je n’en avais pas l’impression.

Et pour cause… Il portait des vêtements d’une marque à la mode chez les jeunes, ainsi que des sandales ne convenant pas vraiment à l’occasion. Habillé ainsi, il devait sûrement se faire refouler de grands évènements sans un visage connu pour l’accueillir. En fait, il essayait de montrer par tout moyen qu’il était unique, original. Je n’aimais pas du tout les vêtements de cet homme ni sa façon de penser, mais je ne pouvais pas lui en vouloir parce qu’il faisait partie des personnes les plus généreuses envers la White Room. Même l’année passée, alors qu’il n’avait même pas pu assister à la fête. Il était donc une personne devant être traitée avec soin.

M. Amasawa — Vous donnez l’impression d’avoir tourné le dos à la politique. Personnellement, je ne vous ai jamais senti aussi politicien !

Il sourit agréablement en me tapotant l’épaule avec la paume de sa main.

Moi — Alors vous me traiterez de la même façon que ces politiciens ?

M. Amasawa — Bien entendu. J’ai une haute estime de vous, vous savez.

Pendant que nous avions cette conversation idiote, je repensais à ce qu’Amasawa disait. Cet homme était marié, mais il était évident que la femme  avec laquelle il passait son temps à Hawaï n’était pas son épouse.

M. Amasawa — Veuillez m’excuser…

Amasawa, souriant, me conduit vers la fenêtre.

M. Amasawa — J’aurais une faveur à vous demander, Ayanokôji-sensei.

Moi — C’est bien inattendu.

M. Amasawa — Eh bien, ma compagne à Hawaï est enceinte. Elle veut absolument accoucher au Japon et ne veut rien entendre.

Moi — Toutes mes félicitations ! Mais cela pose problème, n’est-ce pas ?

M. Amasawa — En effet. Ma femme a déjà des soupçons envers moi. La découverte de cette liaison m’attirerait beaucoup d’ennuis.

S’il voulait faire des bêtises, il n’aurait pas dû se marier en premier lieu. Mais ça, c’était une autre question, n’est-ce pas ?

M. Amasawa — Cette femme n’est pas intéressée par la maternité, elle a simplement peur que je lui tourne le dos.  Elle n’aurait jamais insisté pour avoir le bébé au Japon, étant une fanatique d’Hawaï.

Il haussa les épaules d’agacement, comme résigné.

M. Amasawa — Je pense placer l’enfant dans la White Room. Qu’en pensez-vous ?

Moi — Vous seriez d’accord avec cela ?

M. Amasawa — Oui. Elle veut uniquement être une génitrice, elle n’a pas l’intention de pouponner.

Accueillir légalement une nouvelle tête n’était jamais une mauvaise idée. Mais il fallait au préalable s’assurer de certaines choses.

Moi — Vous avez déjà placé votre fille dans la White Room.

M. Amasawa — Cela poserait problème d’ajouter un autre enfant ?

Moi — Non, bien évidemment. Mais est-ce que cela vous convient ?

M. Amasawa — Cela n’a aucune d’importance. Elle peut garder le bébé, je le mets dans la White Room. Tout le monde y trouve son compte.

Pour lui, la White Room était une espèce de garderie pratique. Je suppose que ça m’arrangeait bien aussi.

Moi — Vous savez quel est l’objet de cette soirée, n’est-ce pas ?

M. Amasawa — Oui. Bien entendu, vous serez généreusement rétribué.

Il leva un doigt[3].

M. Amasawa — Je vous donnerai 100 millions[4] cette année, le double de ce que je vous ai versé l’année dernière. C’est un petit prix à payer pour la sécurité.

Moi — Je vous remercie. Savez-vous quand le bébé doit naître ?

M. Amasawa — Oh, une minute. Je vous envoie les détails par SMS.

J’obtins l’hôpital ainsi que la date de « livraison » sur mon téléphone portable, puis j’appelai quelqu’un pour prendre les dispositions nécessaires.

Moi — Eh bien, je vous recontacterai sans tarder.

M. Amasawa — Je vous remercie. 

J’hochai la tête en signe de satisfaction, acceptant deux coupes de   champagne d’un serveur qui marchait à proximité.

M. Amasawa — À la santé du nouveau-né ! 

Il inclina son verre, trinqua, et but le champagne d’un trait.

Moi — Au fait, président Amasawa. Vous connaissez les règles de notre établissement : contact limité, sauf motif impérieux. Vous n’aurez de contact avec votre enfant qu’à sa majorité, à sa sortie de la White Room.

M. Amasawa — Oui oui, j’avais déjà entendu ça.

Moi — Vous êtes sûr de vous ? Pas d’exception, même pour les mères.

M. Amasawa — Bien entendu. Je suis sûr qu’elle comprendra si vous lui envoyez régulièrement des photos.

Peu importe l’argent qu’il mettait, nous avions des règles à faire respecter. Par ailleurs, je devais aussi m’assurer d’autre chose.

Moi — De plus… Cela fait un moment que votre première fille est avec nous, mais vous n’avez pas venu une seule fois à la White Room. Avez-vous pensé à ce que vous ferez à l’avenir ?

Il était relativement rare qu’un parent confiant son enfant ne lui rende aucune visite, même de loin, pour prendre de ses nouvelles ou constater ses progrès

M. Amasawa — Est-ce vraiment « ma fille » ? Elle n’est rien de plus qu’un bébé né dans une éprouvette.

Amasawa déclarait sans complexe son désintérêt pour cette enfant. Nous comptions pas mal de « bébés éprouvettes » dans la White Room, comme la fille d’Amasawa. D’autres étaient des frères et sœurs élevés séparément, d’autres étaient une expérience pour voir si la White Room apportait vraiment une plus-value. Nous devions être conscients des situations de chacun et toujours essayer de s’adapter pour ne pas trop offenser ces enfants-là.

M. Amasawa — Donc vous avez carte blanche à partir de maintenant.

Moi — Jusqu’à présent, votre fille est la deuxième meilleure parmi les enfants de la cinquième génération. Tant qu’elle n’abandonne pas, elle nous sera utile.

M. Amasawa — Bien entendu. Faites ce que vous voulez d’elle !

Il posa de nouveau sa main sur mon épaule de manière familière et commença à fredonner dans la bonne humeur. Certaines personnes, ayant pourtant amassé des milliards et des milliards de dollars d’actifs, pensaient que la vie de leurs enfants n’avait aucune valeur. Ils étaient rares, et Amasawa était l’un d’entre eux. Il ne croyait pas que son enfant avait un quelconque statut et ne se préoccupait que de lui-même. Si cela continuait, peut-être allait-on accueillir un autre de ses enfants à l’avenir.

M. Amasawa — Eh bien, je vais rentrer chez moi maintenant. Je veux profiter du Japon pour la première fois depuis un moment.

Moi — Laissez-moi vous raccompagner.

Je laissai Amasawa, qui était de bonne humeur, avec mes hommes et le fit disposer. J’étais d’humeur à faire une pause après ces bonnes nouvelles, mais je n’avais pas le temps de me reposer.

4

Je saluai les personnes notables à qui je devais parler en urgence. Autrement dit, des présidents en tout genre afin d’obtenir de nouveaux prêts. Nous n’avions pas encore atteint notre objectif officieux, mais je dirais que nous étions sur la bonne voie.

Voilà donc une heure que la fête avait démarrée. Je m’accordais une pause pour la première fois, ma mâchoire étant fatiguée par toutes ces discussions. Mais j’optimisais même ce temps-là, en gardant notamment un œil sur l’atmosphère globale.

Alors que je m’approchais pour prendre un verre de vin auprès d’un serveur, je sentis un léger choc à mes pieds : un mioche qui courait dans ma direction me bouscula et s’enfuit sans même un mot d’excuse. Je me demandai où il allait avec une telle hâte, et le vis se diriger vers le coin de la salle. Il y avait plusieurs enfants regroupés à cet endroit. Les personnalités se rencontraient lors de diverses fêtes, il n’était donc pas surprenant que leurs enfants finissent par se lier d’amitié. Les petits avaient beau être entre eux, leurs voix aiguës résonnaient dans la pièce, surtout lorsqu’ils criaient. De plus en plus de cris s’accumulèrent, il n’y avait aucun moyen de stopper un brouhaha pareil une fois démarré.

Je ne remarquais que des petits garçons, y compris celui qui s’était précipité sur les lieux. Trois des cinq garçons entouraient un autre enfant, lui criant dessus et l’accusant de quelque chose. Le dernier observait de loin, mais il n’y avait aucune peur dans son expression. Je restai où j’étais, de peur que les enfants ne remarquent que j’écoutais leur situation si je m’approchais davantage. Ils semblaient tous avoir à peu près le même âge que Kiyotaka. Je n’avais aucun contact avec des enfants ordinaires, il était donc intéressant de les comparer avec ceux de la White Room.

Lorsque je m’approchai lentement du petit groupe, je pus constater qu’ils ne parlaient pas de manière amicale. La plupart des enfants se fichent de si le moment est approprié ou non pour se battre, ils le font s’ils y sont d’humeur. Généralement pour des choses insignifiantes, d’ailleurs.

  • As-tu vraiment obtenu l’autographe de Kazuya ?

L’enfant s’étant précipité sur les lieux semblait être le chef du groupe, et il s’approcha de celui-ci.

  • Oui… En effet.

Il répondit en détournant le regard. Il avait l’air de mentir, à première vue.

  • Tu mens ! Quand j’ai rencontré Kazuya, il m’a dit qu’il ne signait pas d’autographes en général !
  • Ah oui… ? Je… suis sûr qu’il le… fait parfois.
  • Où l’as-tu fais signer ?
  • Il est venu chez moi.
  • Chez toi, carrément ? C’est un mensonge ! Kazuya m’a dit que j’étais le premier enfant pour qu’il s’est déplacé pour un autographe ! 
  • Il l’a vraiment fait. Il a signé un ballon de foot pour moi… !

La conversation semblait porter sur le fait de savoir si oui ou non le petit avait obtenu un autographe d’un joueur de football japonais nommé Kazuya, qui jouait à l’étranger. Tous les trois, y compris le chef, se méfièrent d’un enfant à l’air timide. Le comportement étrange de ce dernier avait dû être ressenti par le reste des garçons. Un mensonge de pacotille dit pour se vanter semblait l’avoir mis dans une situation délicate.

  • Alors votons à la majorité pour décider s’il ment ou non !

Immédiatement, les trois enfants levèrent leurs mains à l’unisson en riant. Un garçon qui avait observé la conversation n’avait pas levé la main, alors bien sûr on lui demanda sa position sur la question.

  • De quel côté es-tu, Ryuuji ?

Le chef du groupe, qui appelait les autres par leur prénom, l’interrogea.

Ryuuji — Je m’en fiche. Je n’ai pas besoin de choisir de camp.

  • Comment ça ? Je veux juste savoir si tu crois aussi qu’il ment !!

Ryuuji — En étant objectif, je pense qu’il ment. Donc il devrait s’excuser. 

L’enfant appelé Ryuuji avait décrété que l’autre garçon mentait et l’incita à s’excuser. Le rapport de force faisait qu’il était peu avantageux de couvrir le garçon autant l’inciter à s’excuser sur-le-champ. Mais il est difficile pour l’être humain de reconnaître ses torts.

— Mais je ne mens pas…

Ryuuji soupira d’exaspération devant le refus obstiné de l’enfant d’admettre que c’était un mensonge.

Ryuuji — Passons à autre chose. Il est évident qu’il ment, de toute façon.

  • Ah ouais ? Je vais demander à mon père de fermer la société de tes parents si tu continues à te la jouer comme ça, ok ?

Il affichait le pouvoir de ses parents comme si c’était le sien et se comportait comme un roi.

— Nogi-kun, si tu te moques de moi, tu auras de gros problèmes…

Nogi ? Les produits pharmaceutiques Nogi, hein ? Ils étaient sûrement la famille la plus puissance présente ce soir, je ne vois pas ce qu’il espérait faire. Enfin, si certes le père était puissant, il avait échoué dans l’éducation de son fils. 

Nogi — Alors, on fait quoi de Fuji ?

Tous trois, Ryuuji, Fuji et Nogi – semblaient avoir conscience des conglomérats de leurs parents.

Nogi — Mets-toi à genoux, mets-toi à genoux. Je te pardonnerai si tu te mets à genoux et me dis que tu es désolé d’avoir menti.

C’était vraiment cliché. Le président Nogi n’était sûrement pas le genre à faire ce genre de chose, qui plus est. Mais pour un enfant, c’était compréhensible.

Fuji — Comme je l’ai dit, je dis la vérité.

Nogi — Prouve-le. Sinon, si tu ne mets pas à genoux, je te frapperai.

De plus en plus frustré, Nogi se pinça les lèvres en signe de frustration.

Ryuuji — Allez, fais-le, qu’on en parle plus.

Ryuuji garda son calme, l’encourageant à s’excuser, mais Fuji secoua la tête d’un côté à l’autre. Il continua à insister, même s’il était en larmes. Le moment semblait être venu d’intervenir, au risque que l’image du président Nogi soit ternie. Du moins, avant que la situation n’évolue soudainement.

  • Fuji ne ment pas. Du moins, je le pense.

Alors que les quatre enfants étaient déjà arrivés à la conclusion que Fuji était un menteur, un sixième enfant apparut. Un changement d’ambiance s’opéra.

Nogi — Ça va pas la tête, toi ? Pourquoi tu le défends ?

  • Penses-tu que Fuji a encore un intérêt à mentir face à vous, qui avez le rapport de force de votre côté ?

Le nouvel enfant souligna qu’il était étrange que Fuji soit aussi têtu.

Nogi — Je sais pas si c’est ton ami, mais t’essaye juste de le couvrir. T’es comme lui !

  • Non, je pense juste qu’il dit la vérité !

L’enfant se tenait devant eux trois avec une attitude nonchalante.

Fuji — Ishigami…

Ishigami — Je suis désolé, Fuji. J’étais avec mon papa.

Nogi — Quoi ?

Un enfant appelé Ishigami caressa doucement le bras de l’enfant qui pleurait et fit face à Nogi et aux autres. Mais c’est ici que le sauveur fut confronté de manière inattendue.

Ryuuji — Je suis désolé, Ishigami, mais je pense que Fuji ment.

Ishigami — Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

Ryuuji — Il n’y a pas de preuve qu’il ment, mais il n’y a pas non plus de preuve qu’il dit la vérité. Dans ce cas, on juge à son attitude.

Ishigami — « À son attitude » ? Difficile de rester calme quand on est entouré comme ça et forcé d’admettre à demi-mot un mensonge. Vous prenez juste des décisions basées sur l’instant.

Ryuuji — Mais Nogi a dit que Kazuya n’a pas l’habitude de signer des autographes. Il a même dit qu’il était le premier.

Ishigami — Ah oui ?

Nogi — Eh ouais. C’est ce que Kazuya a dit quand il me l’a signé, crétin !

Ishigami — Mais on a aucune preuve que tu dis la vérité, non ?

Nogi — Quoi ? Regarde ça ! C’est une photo de Kazuya et moi !

Nogi montra l’écran de son téléphone portable.

Ishigami — Et ? Elle date d’il y a 2 mois. Fuji a peut-être eu son autographe entre temps, non ? Tu as la photo, donc tu dis sûrement la vérité. Mais prouver qu’il signe rarement des autographes est plus difficile non ? Au fond, ne veux-tu pas faire croire que tu as bénéficié d’un traitement spécial ?

Il semblait que la preuve brandie par Nogi se retournait contre lui.

Nogi — Je n’ai pas menti ! Je vais te botter le cul !

Ryuuji — Arrête un peu, Ishigami. Tu te fais remarquer, déjà que l’autre fois avec un autre enfant, en cours particuliers ! Excuse-toi, c’est tout.

Ishigami — Oui, et ça ne regardait que moi. Ce n’est pas bien de s’emporter. Mais si un ami a des problèmes, c’est autre chose ! 

À plusieurs reprises, nous pouvions voir qu’Ishigami semblait très doué. Voici donc pourquoi même le visiblement mesuré Ryuuji commençait à s’emporter.

Ryuuji — Tu te la ramènes car ton père est plus puissant, c’est pour ça ?

À ma connaissance, le président Ishigami n’était pas le président d’une si grande entreprise.

Ishigami — Les parents… Qu’en est-il de vos propres capacités ?

Mais en ce qui concerne l’éducation et le talent de ses enfants, il semblait être au-dessus du lot. Soit ils portaient de très bons gènes, soit ils étaient le résultat de leur éducation.

Nogi — Je vais te frapper !

Nogi souffla, balançant son bras droit dans un large geste.

Ishigami — Une petite minute…

Ishigami, qui était sur le point d’être frappé par Nogi, interrompit la scène. On aurait pu penser qu’il allait s’excuser par peur, mais ce n’était pas le cas.

Ishigami — Quand tu frappes quelqu’un, tu dois d’abord l’attraper par la poitrine pour qu’il ne puisse pas s’enfuir. Si tu manques ton coup, tu peux tomber et finir par ne pas avoir l’air très cool, n’est-ce pas ?

Nogi — Quoi… ?

Le garçon se figea, les poings serrés.

Nogi — Je n’en suis pas fier, mais je ne me suis jamais vraiment battu. Cependant, je peux au moins te fuir, ce qui signifie que nous finirons par courir ici en nous criant dessus. Et plus ton père est important, plus le moindre geste pourrait lui faire honte. Non ?

La salle de fête était remplie de rires et une musique élégante était jouée en fond. Un enfant criant allait obligatoirement être remarqué.

Ishigami — Allez, si tu comptes me frapper, tu ferais mieux de saisir cette zone avec ta main gauche d’abord. C’est comme ça qu’ils font à la télé, dans les dramas.

Nogi lui emboîta le pas et l’attrapa par le col avec sa main gauche. Les autres enfants entourèrent Ishigami pour pas qu’il ne puisse s’échapper.

Nogi — Je vais te donner ce que tu veux !!

Nogi, à bout portant, menaça Ishigami. Puis il leva son poing à nouveau.

Nogi — Maintenant tu ne peux plus t’échapper !

Ishigami — Et toi non plus !

Nogi — Quoi… ?

Immédiatement après avoir dit cela, Ishigami saisit les bras qui l’agrippaient, des deux mains. Il attrapa son visage sans lui lâcher les mains. Puis il essaya d’appeler un adulte. Il me regarda un instant, puis détourna le regard en tentant sa chance avec quelqu’un d’autre.

Ishigami — S’il vous plaît, aidez-moi ! Que quelqu’un m’aide !!

  • Hey- !!

Les adultes se retournèrent en entendant ce cri sérieux et regardèrent Ishigami, qui était attrapé par le col et entouré de trois enfants qui étaient sur le point de le frapper. Peu importe s’ils avaient raison ou tort, un groupe en surnombre prêt à commettre des actes de violence n’était jamais bien vu. Le nom de Nogi était puissant, encore plus quand il résonnait dans la bouche des autres enfants.  

— Qu’est-ce que vous faites ?

Nogi et les autres s’enfuirent comme des lapins. Les trois restants étaient Fuji, Ryuuji et Ishigami, tous en larmes.

Ishigami — Kanzaki-kun… t’aurais pu faire quelque chose !

Ryuuji — Je déteste les problèmes. Et les frapper n’allait pas arranger les choses.

Ishigami — Pas les frapper, mais au moins calmer les choses. Ne rien faire peut rendre les choses encore plus gênantes, surtout si ça oblige les parents à intervenir !

Ryuuji — Mais il mentait, n’est-ce pas ?

Ryuuji demanda la vérité, et Ishigami n’eut même pas eu besoin de répondre L’expression de Fuji disait déjà tout.

Fuji — Il y a des moments où je veux continuer à mentir.

Ryuuji —  Je ne comprends pas… Ce mensonge n’a aucun intérêt.

Ishigami — Si ça avait été ton ami, tu n’aurais pas essayé de l’aider ?

Ryuuji — …Je…

Ishigami — Moi je suis là pour mes amis, peu importe ce qu’il faut faire !

Par rapport aux enfants, ou plutôt aux enfants de leur âge, Ryuuji et Ishigami semblaient être assez lucides. Cependant, leur façon de penser était différente. Ishigami semblait avoir fait mieux à cette occasion, mais il était vrai qu’il s’était aventuré sur un terrain dangereux : si Fuji avait simplement admis avoir menti et s’était excusé comme le préconisait Ryuuji, Nogi et les autres se seraient peut-être calmés après quelques moqueries.

M. Sakayanagi — Ayanokôji-sensei… Je m’excuse pour le retard.

J’étais sur le point de finir d’observer les enfants lorsque Sakayanagi s’approcha de moi, légèrement essoufflé.

Moi — Alors vous êtes venu, Sakayanagi ?

M. Sakayanagi — Bien entendu. Nous avons pris des directions différentes, mais mon respect pour vous n’a pas changé.

Sur ce, je serrai doucement la main de Sakayanagi, que je n’avais pas vue depuis longtemps. La fête débuta réellement  lorsque les adultes commencèrent à se déplacer. Il y avait du mouvement du côté des enfants également.

Arisu — Bonsoir, Kanzaki-kun.

Ryuuji — Tu viens d’arriver, Sakayanagi ?

Arisu — Oui. Bon, je dois déjà y aller. Kanzaki-kun, on se voit en cours particuliers !

Ryuuji — Oh…

Arisu — Hé,  qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Ryuuji répondit qu’il allait bien et s’éloigna comme pour fuir la situation.

Moi — Votre fille a beaucoup grandi en si peu de temps.

M. Sakayanagi — En tant que parent, je suis souvent déconcerté par ses nombreux comportements précoces.

Elle avait en effet une intelligence hors du commun. Néanmoins, elle semblait avoir de nombreux problèmes de santé. Avec notamment un handicap de naissance. J’avais proposé à Sakayanagi d’inscrire sa fille dans la White Room, mais après coup il avait eu raison de refuser : après tout, l’établissement exigeait l’excellence sur tous les plans.

Moi — Je sais que ma compagnie peut être embarrassante. Mais j’apprécie vraiment que vous soyez venu.

M. Sakayanagi — Tout le plaisir est pour moi, Ayanokôji-sensei.

Souriant joyeusement, Sakayanagi prit sa fille et alla saluer les autres.

Moi — Enfin…

Je me dirigeai vers le garçon, Ishigami, qui me regardait de loin.

Moi — Que puis-je faire pour toi ?

Ishigami — Et vous alors ? Vous me regardiez !

Moi — Alors tu avais remarqué.

Je ne pensais pas qu’il avait eu le temps de regarder autour de lui dans cette situation.

Moi — Il y a quelque chose que je veux te demander. Pourquoi tu ne m’as pas appelé quand tu cherchais un adulte pour t’aider ?

Ishigami — Vous n’êtes pas parti aider Fuji au début. Je n’étais pas sûr que vous alliez être de mon côté.

En effet, si j’étais intervenu, les choses auraient été bien plus faciles. En moins de quelques secondes, Ishigami avait  sélectionné un adulte ayant la capacité de réagir.

M. Ishigami — Hé, Kyô ! J’espère que tu ne causes pas de problèmes à Ayanokôji-sensei !

Avec une voix paniquée, le président du groupe Ishigami apparut.

Moi — Je me disais que tu étais un enfant extrêmement intelligent. Tu es le fils du président Ishigami, n’est-ce pas ?

Gorô Ishigami, qui avait plus de 60 ans, était toujours le président du groupe Ishigami. Son pouvoir restait fort. Il n’avait pas eu d’enfant avec son ex-épouse, décédée… S’agissait-il d’un enfant conçu avec une autre femme post-décès ?

M. Ishigami — Va donc dîner.

Ishigami — D’accord, père.

S’inclinant légèrement, le fils du président Ishigami partit.

M. Ishigami — J’espère que notre Kyô ne vous a pas causé d’ennuis.

Moi — Au contraire, il m’a impressionné.

M. Ishigami — Je suis fier de lui. Même si j’ai l’âge d’être son grand-père, cela ne m’enchante guère. 

C’est compréhensible. Mais ce que j’avais le plus apprécié, c’est son calme.

Moi — Vous semblez lui avoir donné une bonne éducation.

M. Ishigami — Je vous remercie.

Il était de loin supérieur à moi si on comparait nos positions sociales, mais il était doux et poli. Le groupe Ishigami, en prenant de l’importance et avec un successeur tel que cet enfant, une solide transition générationnelle était possible. Le seul souci était son âge : le jeune Kyô allait prendre la relève au plus tôt à l’âge de 20 ans, autour de 30 pour plus de sécurité. D’ici là, le Président Ishigami allait avoir plus de 90 ans.

Moi — Vous avez l’intention de revenir à la politique un jour, n’est-ce pas, Président Ishigami ?

M. Ishigami — Bien entendu !

Moi —  Aux côtés de votre fils ?

M. Ishigami — De… mon fils ?

Il pensait que je plaisantais, mais il ne voyait pas de tromperie dans mon expression.

M. Ishigami — Oui. Il semble s’intéresser à la politique. En tant que parent, j’essaie de comprendre les sentiments de mon fils autant que je le peux, car il ne prête généralement pas beaucoup d’attention aux choses.

Il sourit, plissant les joues et affirmant qu’il était plus qu’heureux qu’il suive ses traces.

M. Ishigami — S’il veut faire de la politique quand il sera grand, alors je l’accueillerai avec grand plaisir !

Ce n’étaient que quelques commentaires, mais j’avais pu avoir un aperçu du talent de cet enfant. Qu’il soit ou non fait pour la politique était une toute autre question.

5

La soirée entrait déjà dans sa dernière demi-heure. J’avais reçu assez de fonds pour rentabiliser cette fête, fête incluant aussi des retrouvailles avec Sakayanagi. Il était bon de savoir qu’il attendait mon retour politique.

  • Ayanokôji-sensei ! Puis-je avoir un moment de votre temps ?

Moi — Vous êtes… ?

M. Kanzaki — Je suis Tomohiro Kanzaki, de Kanzaki Engineers. C’est un grand honneur de vous rencontrer.

Moi — Le président Kanzaki ? En personne ?  Le plaisir est partagé !

Son groupe voulait investir au lancement de la White Room, mais il n’était pas très côté donc j’avais ignoré sa candidature. En seulement deux ans cependant, il avait considérablement gagné en crédibilité.     

M. Kanzaki — Voici mon fils, Ryuuji. Allez, dis-lui bonjour.

Ryuuji — Je m’appelle Ryuuji Kanzaki.

L’enfant me salua tranquillement. Je vois… Un des gamins de tout à l’heure.

Moi — Il semble être un garçon brillant.

M. Kanzaki — Je suis très fier de lui. Je veux qu’il en ait autant dans les bras que dans la tête, alors il a droit à toutes sortes de cours particuliers… Dont bien sûr le karaté et le judo !

Moi — Je sentais que vous preniez son éducation très au sérieux !

M. Kanzaki — Au karaté, son instructeur prétend que mon fils aurait un niveau ceinture noire !

Moi — Eh bien, c’est très impressionnant en effet…

Quelque chose qui ne collait pas. Je détournai doucement l’attention du président et décidai de m’adresser à son fils.

Moi — J’ai une petite question… Tout à l’heure, un garçon avait des problèmes, mais tu n’as pas essayé de l’aider.

Ryuuji — …C’était…

Moi — Certes, ils étaient plus nombreux, mais le président Kanzaki m’a dit que tu étais très fort. Tu avais forcément une solution, non ?

Feignant d’ignorer les circonstances, je lui posai cette question.

Ryuuji — Ce n’était pas mes affaires.

Il détourna le regard maladroitement.

Moi — En effet, tu n’as pas débuté cette bagarre. Mais si tu avais aidé, la personne en difficulté aurait eu une dette envers toi. Dette que tu aurais potentiellement pu utiliser à l’avenir.

Ryuuji — …

Moi — Si tu n’as pas la force d’aider, tu peux ignorer les choses et t’enfuir. Ne rien faire quand on en a les moyens, là est la folie[5].

Je n’avais aucun intérêt pour cet enfant, mais je lui parlai avec passion et lui posai la main sur la tête.

Moi — Réfléchis bien, sois conscient, et deviens un bon adulte. Sois un homme qui peut aider les autres. Soutiens ton père, et un jour, tu pourras diriger toi-même l’entreprise.

Tenir de telles paroles allait forcément toucher le président Kanzaki, qui allait avoir du mal à retenir son investissement. Oui, l’argent est le nerf de la guerre.

Ryuuji —…Merci beaucoup… Je vais faire ce que je peux !

Impressionné par mes paroles, il inclina la tête avec joie, ce qui était très différent de son expression rigide au début de notre conversation.

6

Une fois la fête finie, je repartis dans la salle d’attente m’avachir, peinant à masquer ma fatigue.

Moi — Je suis désolé de me montrer ainsi.

M. Sakayanagi — Ne vous en faîtes pas. Je me doute que vos nuits ont certainement dû être courtes, dernièrement.

Moi — Vous lisez en moi comme dans un livre ouvert.

M. Sakayanagi — Vous y allez vraiment à fond, Ayanokôji-sensei. En plus en cette période difficile pour la White Room. Mais je savais que vous alliez rester maître de la situation, peu importe ce qu’il se passait. J’admire votre force mentale.

Je saluai faiblement Sakayanagi, lui demandant de se calmer sur les flatteries.

Moi — Voulez-vous me dire quelque chose ? Je suppose que vous n’êtes pas juste ici pour me dire au revoir.

M. Sakayanagi — J’ai parlé avec mon père. Il est d’accord pour me laisser être le directeur du Lycée Public d’Excellence, très prochainement.

Moi — Oh, vous passez aux choses sérieuses ? Vous suivez les traces de votre père. Ce n’est pas bien excitant, mais cette voie semble bien vous convenir, Sakayanagi !

M. Sakayanagi — je vous remercie. J’ai beaucoup appris à vos côtés. Ayanokôji-sensei.

Il n’avait pas l’air heureux, probablement car la suite était évidente.

Moi — Il serait problématique pour le proviseur d’un lycée de coopérer avec un homme comme moi.  Il est donc temps de rompre cette relation.

M. Sakayanagi — Bien que nous ayons des points de vue différents, je vous tiens en très haute estime, Ayanokôji-sensei… J’ai été vraiment surpris de vous voir défier Naoe-sensei, mais cela m’a fait réaliser à quel point votre passion pour la White Room était authentique. C’est pourquoi… Il serait regrettable de garder nos distances.

C’était terriblement cliché, mais c’était du Sakayanagi tout craché.

Moi — Je ne suis pas amoureux de la White Room. Juste un homme qui a essayé de défendre le peu qui lui restait contre Naoe. Ce dernier n’avait plus rien à m’offrir, je n’avais plus d’avenir en politique. Après tout, le Japon n’est qu’une gérontocratie : les vieux brûlent les ailes aux plus jeunes, même prometteurs. Pourtant, dans le monde entier, des personnes dans la vingtaine occupent des postes à très haute responsabilité, certains sont même à la tête de leur pays à la trentaine.

J’avais beau essayer de me retenir, mon ambition était insatiable.

Moi — N’est-ce pas un crime de laisser les commandes du Japon à une bande de vieillards ? Des vieux fous prêts à tout pour se protéger durant la dizaine ou la vingtaine d’années qui leur reste à vivre ? Et notre avenir dans 30 ou 40 ans, y pensent-ils ?

Le Japon n’allait pas faire le poids face à d’autres nations. Il n’y allait bientôt plus rien rester à sauver. Si j’étais au sommet, j’engagerais des gens pour leur compétence et les utiliserais. Bien entendu, ces derniers profiteraient aussi de leur position, mais je n’aurais aucun problème avec ça tant qu’ils sont compétents. Il nous fallait évacuer le sang stagnant à la tête de l’État, pour déloger ces gens ne pensant qu’à leur propre position au détriment de la nation.

M. Sakayanagi — En effet… Pourquoi ne pouvoir gouverner qu’à partir de 60 ou 70 ans ? Je comprends votre position.

Moi — Nous allons maintenir la White Room, pour envoyer suffisamment de personnes réformer ce système. De fond en comble.

Cela semblait être une folie. Mais je croyais en moi.

M. Sakayanagi — C’est un grand projet. Il faudra peut-être plus de 10 ou 20 ans pour le mener à bien.

Moi — Je le sais. Cela dépassera peut-être ma vie. Voici pourquoi j’aurai besoin d’un successeur à la tête de la White Room. Il faudra également assurer le renouvellement d’éducateurs capables de créer des êtres humains plus parfaits que ceux que nous avons actuellement.

Certains enfants montraient déjà des performances qui dépassent le cadre du programme d’études de Suzukake.

Moi — Mais j’espère être là un long moment. Mon ambition n’a jamais faibli. Lorsqu’un homme accède à un grand pouvoir, il lui est impossible de revenir à son point de départ. Tant que Naoe sera là, aucun retour n’est possible pour moi.

M. Sakayanagi — Pourtant, j’ai cru comprendre que vous aviez été approché de nombreuses fois par l’opposition.

Moi — Vous êtes très bien renseigné. En effet, ces partis rêveraient de m’avoir. Mais pour m’utiliser, tel un outil. Je devais donc attendre. Voici donc pourquoi je devais me consacrer à la White Room et à ces enfants, le temps que nos ainés soient morts ou à la retraite. 

M. Sakayanagi — Cette histoire est vraiment folle, en y repensant.

Je crois en moi. En mes succès, mes échecs… en bref, à mon expérience. Je n’essaye pas d’imiter ceux qui réussissent. S’il suffisait d’imiter les autres, ça se saurait. Or, la plupart des gens dans ce monde ne réussissent pas. Certes, il faut observer et essayer ne pas reproduire les mêmes erreurs, mais cela est différent de l’imitation pure et simple.

Moi — Bonne chance, Sakayanagi… Nous nous reverrons.

Je lui serrai la main et lui dis au revoir. Après l’avoir vu partir, j’observai en silence le paysage urbain vu d’en haut.

On parle de mérite et de son contraire. Autrement dit, d’accomplissement et de transgression. Il y a cette idée de la dualité entre le bien et le mal. La proposition « mérites et démérites » est souvent utilisée et appropriée pour de nombreux hommes politiques célèbres. En effet, si en surface ils semblent accomplir des choses, en coulisses ils n’agissent que par intérêt. Le nœud du problème est donc surtout que le ratio réalisation/transgression est inégal.

Toutefois, aux yeux de beaucoup, cinq transgressions sont plus importantes que dix bienfaits. Autrement dit, si vous sauvez dix personnes mais en laissez cinq mourir, vous êtes mauvais. C’est ce que les masses diraient. Sauvez dix personnes sans victimes, c’est très bien. Sauvez une centaine de personnes sans victimes, c’est très bien. Mais sauvez-en mille en faisant une seule victime, vous serez dépeint comme le diable.

Telle est la psychologie des masses. Certes, beaucoup comprennent qu’il faut parfois faire quelques sacrifices au profit du plus grand nombre. Hélas, les mauvaises langues sont toujours les plus bruyantes : les médias reprennent avec joie les critiques d’environ 10% de la population, donnant l’impression que le pays tout entier est contre vous. Les gens sont naturellement plus enclins à écouter les critiques que les louanges.


[1] Une ellipse temporelle a eu lieu.

[2] Env. 21 000€

[3] Jeu de mot : en vo, « 100 millions » est écrit en orthographiant le 1 avec le kanji japonais 億, d’où le « il leva UN doigt »..

[4] Env. 700 000€

[5] À savoir que cette phrase est reprise dans le monologue de Kanzaki, (Y2, Vol.8).

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