CLASSROOM Y2 V0 Chapitre 3


Lancement

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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Les rêves… On dit que nous rêvons presque tous les jours, mais que le souvenir est lié à la lourdeur de notre sommeil. Vu comment je m’en souvenais, mon sommeil devait être vraiment léger. 

Je me revoyais plus jeune, dans une Keijidôsha[1] achetée d’occasion. Mon kilométrage dépassait largement les 100 000, malgré l’intérieur plutôt miteux. Ce n’était pas confortable, mais le sentiment d’accomplissement que j’avais en la conduisant me faisait me sentir l’élite de ma famille. Les moments que j’avais passés dans cette voiture, seul, sans amis ni amantes, étaient inoubliables. Depuis, je ne conduisais plus, me contentant de somnoler sur le siège arrière. Le confort profond et doux du vrai cuir, la chaleur ressentie au niveau dos… J’avais atteint un tel luxe, mon ancienne voiture faisait pâle figure à côté. Mais pourquoi n’avais-je plus l’excitation et la joie ressenties durant cette période ?

— Ayanokôji-sensei, nous sommes sur le point d’arriver.

En entendant cette voix depuis le siège conducteur, j’ouvris tranquillement les yeux. Contrastant complètement avec le paysage de la ville, nous étions sur le point d’entrer dans une route difficile de montagne.

— Cela va être un peu chaotique à partir d’ici.

Moi — Je le sais.

Cela fait déjà trois ans que Naoe-sensei m’avait confié le projet de développement des ressources humaines. Si au départ je n’étais pas très serein, le projet officiellement baptisé « White Room Project » avait plutôt bien démarré. Le nombre d’hommes d’affaires souhaitant investir dedans augmentait de jour en jour, ce qui augmentait notre budget. Bien sûr, tout l’argent récolté était officiellement destiné à la White Room.

Néanmoins, seule une poignée « d’élus » étaient au courant de l’existence du projet, d’où ces grands investissements. Il est, certes, plutôt rare de susciter autant d’attentes sans résultats tangibles, mais d’un autre côté c’est bien à ce moment-là qu’il faut investir.

Lorsque le grand public se rend compte de la rentabilité de quelque chose, il est déjà trop tard. Seuls ceux ayant investi une grande quantité d’argent dans une entreprise lorsqu’elle est encore sous les radars ont le droit d’en récolter les fruits.

Le projet se portait bien, je n’avais même pas à brandir le nom de Naoe-sensei. Ce n’était qu’une question de temps avant que le gouvernement ne s’implique là-dedans également publiquement. Néanmoins, les investisseurs ont généralement des attentes. Renommée, bénéfices financiers… Si la situation ne se passe pas comme prévu et prend une tournure décevante, les investisseurs tournent, déguerpissent et insultent tous ceux qu’ils appelaient « sensei » quelques jours avant. C’est pourquoi il est toujours important d’obtenir des résultats tangibles et constants. Nous ne pouvions en aucun cas baisser notre garde.

Sur le trajet, je reçus un appel sur mon téléphone portable d’un nouvel homme d’affaires qui voulait investir dans le projet. Personne ne connaissait encore la valeur réelle des enfants de la première génération, ni la façon dont les enfants étaient traités, pourtant des appels à candidature s’étaient multipliés dès l’annonce des inscriptions pour la seconde génération. L’opacité était ma stratégie : donner l’impression que tout se passait parfaitement bien, et que les candidats étaient si nombreux que tout le monde n’allait pas pouvoir être pris. Je distillai anonymement ces informations sur internet, augmentant artificiellement la valeur de la White Room.

Parmi ces candidatures, certaines se distinguaient par une problématique commune : elles concernaient des enfants illégitimes. Un problème bien connu des personnes de la haute. Ainsi, si une maîtresse insistait pour avoir un enfant, le placement du bébé dans la White Room était une condition sine qua none. Ce faisant, l’enfant pouvait littéralement être mis de côté, « effacé » du grand public, et la maîtresse créait un lien avec son partenaire. Cela peut paraître inconcevable pour des personnes ordinaires, mais nous n’avions aucune raison de refuser dans la mesure où cela permettait d’augmenter notre échantillon d’enfants ainsi que nos fonds. Ainsi, j’acceptai l’enfant de la personne que j’avais au bout du fil sans la moindre hésitation.

Moi — Ils n’apprennent jamais, n’est-ce pas ?

Est-ce que l’argent rend les gens fous ? Comment peuvent-ils multiplier les grossesses non désirées de la sorte ?

Et parlons-en de ces trainées qui se déhanchent partout.  Environ 30 % des enfants de la deuxième génération était constituée d’enfants illégitimes devant être cachés du grand public, ce qui voulait dire que la White Room n’était pas encore assez cotée ; nous ne jouissions pas de la réputation d’établissement incontournable. Ce qui était logique, puisque les riches confiant leur enfant, tout comme une partie du personnel, ne savaient pas grand-chose de cette expérience. Tout ce qu’ils savaient, c’était que nous éduquions des enfants nés sous une mauvaise étoile en les aidant à s’intégrer dans la société.

Moi — Enfin, je pense que je les comprends.

Pour ma part, je considérais ces enfants comme des sujets d’expérimentation. Prendre les précieuses progénitures des riches dès maintenant était risqué et il allait nous falloir prendre des dispositions. Enfin, quelle que soit la situation, l’objectif était de fournir une éducation complète à tous les enfants. La White Room allait, un jour, devenir un établissement approuvé par le gouvernement. Et tous les établissements du monde entier allaient la prendre pour modèle.

Naoe-sensei et moi prenions l’initiative de construire ce pont, et cela n’allait faire que nous renforcer au sein du parti. Un énorme poste m’attendait sûrement dès l’instant où le vieillissant Naoe-sensei allait prendre sa retraite. Petit à petit, j’avançais régulièrement, un pas après l’autre. Tout commençait enfin à se concrétiser. J’avais bien fait de me donner tant de mal sur ce projet, qui a été une part significative de ma vie.

Un futur radieux m’attendait, en théorie. En effet, bosser sur la White Room me prenait tellement de temps que j’en avais négligé la politique. Beaucoup avaient déjà dû se rendre compte que j’étais sur quelque chose. Je devais faire attention car même si l’on a souvent des alliés, nous avons surtout beaucoup d’ennemis en politique. D’autant plus quand on est le bras droit de Naoe-sensei.

La White Room était devenue une partie de moi. Ainsi, j’avais décidé de nouer des liens solides dans le monde des affaires, au cas où. Après tout, le monde politique et le monde des affaires sont les deux facettes d’une même pièce. Ainsi, je portai à la fois la casquette de politicien et à la fois celle d’homme riche, récoltant l’argent reçu à droite à gauche pour me consolider.

  • Sakayanagi-sama serait arrivé dans la White Room.

Moi — Je vois. Accélérez légèrement le pas.

— Oui, monsieur.

Même s’il restait du temps avant la réunion, faire attendre un invité n’est jamais une bonne idée.

1

Je franchis le portail, laissant ma voiture se faire garer à l’entrée, et rejoignis rapidement la salle des invités. Sakayanagi, qui n’était pas assis sur le canapé mais debout, regardant par la fenêtre, se tourna vers moi.

Moi — Veuillez m’excuser pour l’attente.

M. Sakayanagi — Ne vous en faîtes pas, j’ai eu un peu d’avance.

Sakayanagi, s’inclinant poliment, s’approcha avec son sourire habituel.

M. Sakayanagi — J’attendais avec impatience l’inauguration de la White Room aujourd’hui.

Moi — Je vois.

Depuis environ trois ans, j’étais en contact fréquent avec lui. Je pensais ne pas m’entendre avec Sakayanagi, né dans un milieu privilégié, mais des objectifs communs peuvent rapprocher plus que je ne l’imaginais. C’était peut-être car j’avais l’habitude de rencontrer des hyènes, mais la personnalité authentique de Sakayanagi m’était agréable.

M. Sakayanagi — Je suis surpris par le degré de sécurité ici. C’est en décalage complet avec ce qu’est censé représenter l’endroit.

Moi — Nous sommes obligés de prendre quelques précautions. Naoe-sensei et moi avons pas mal d’ennemis, des gens qui seraient ravis de s’emparer de pareils scandales.

Peut-être troublé par cette réponse, Sakayanagi sourit ironiquement. 

Moi — C’est vous qui m’avez le plus aidé pour la White Room. Je voulais vous la faire découvrir en avant-première.

M. Sakayanagi — Je soutiens ce projet car il permettra de venir en aide à des enfants.

Je ne doutais pas que Sakayanagi voyait loin avec ces enfants, là où pour Naoe-sensei et moi ils n’étaient rien de plus qu’un plan de carrière.

Mais ça, ce n’était pas un objectif caché, et Sakayanagi l’acceptait sans complexe tant qu’il y avait des enfants à sauver. C’était un homme bon, mais qui allait probablement se détourner de nous dès l’instant où il allait réaliser que l’avenir de ces enfants n’était pas si certain.

Moi — Bien, débutons la visite.

M. Sakayanagi — Avec plaisir.

Je lui montrais tout d’abord le laboratoire.

Moi — Aujourd’hui, la White Room va connaître un tournant. Voyez un peu ce que ces enfants ont pu devenir.

M. Sakayanagi — Ces enfants ont déjà plus de 3 ans, n’est-ce pas ?

Sakayanagi avaient déjà pu rencontrer certains d’entre eux. Des souvenirs devaient lui remonter.

Moi — Vous n’avez pas d’enfants ?

Quand j’ai rencontré Sakayanagi, cet homme était déjà avec sa femme depuis plusieurs années.       Même maintenant, je n’ai pas entendu dire qu’elle était enceinte ou qu’elle avait donné naissance à un enfant.

M. Sakayanagi — L’occasion ne s’est pas encore présentée. Nous avons décidé de laisser faire la nature.

Autrement dit, si le mari, la femme ou les deux avaient des problèmes, les perspectives d’enfants étaient relativement compromises. Enfin, tant que ça leur convenait.

Moi — Je vois. Désolé, la question était indiscrète.

M. Sakayanagi — Et vous, Ayanokôji-sensei, pensez-vous au mariage ?

Moi — Disons que je suis célibataire depuis un moment, hélas.

M. Sakayanagi — Avoir quelqu’un sur qui compter est essentiel en politique. J’espère que vous trouverez bientôt une telle personne.

Moi — Je l’espère aussi !

L’amour, le mariage, l’accouchement… je n’avais pas le temps pour ça.

On dit qu’avoir quelqu’un pour vous protéger vous rend plus fort, moi je pensais au contraire que ça nous rendait faible. J’ai vu trop de politiciens mourir pour le bien de leur « protecteur » par le passé.

2

Il y avait un peu de bruit en arrivant au laboratoire. Les élèves de Suzukake et des deux autres étaient sur le point de passer un examen complet.

Moi — Merci d’avoir attendu. Commençons.

Dr. Tabuchi — Oui, monsieur.

Tabuchi, la seule personne neutre dans la salle, modéra la session.

Moi — Nous avons divisé les enfants en trois groupes et leur avons fait suivre une éducation approfondie pendant trois ans.

M. Sakayanagi — Parmi les trois chercheurs, celui qui montrera les meilleurs résultats sera choisi comme représentant, n’est-ce pas ?

Avec quelques brefs éléments, Sakayanagi comprit la situation.

Moi — En effet.

M. Sakayanagi — Avez-vous déjà une petite idée des résultats ?

Moi — Non. Au cours des trois dernières années, je n’ai presque rien eu à voir avec ça. Je n’ai fait qu’apporter le soutien nécessaire sans aucune ingérence de profane. Je n’aurai même aucune preuve que les spécialistes auront atteints leurs résultats sans aide.

Ces trois dernières années, je leur ai laissé une totale liberté. Après tout, pas sûr que je n’aurais pas interféré si j’avais eu vent de quelques détails. Quand je répondis honnêtement, Sakayanagi applaudit de surprise.

M. Sakayanagi — Il a dû falloir beaucoup de courage pour s’en remettre entièrement au terrain, n’est-ce pas ? La plupart des superviseurs ne peuvent pas faire confiance à leurs subordonnés pour faire leur travail, et ils ont tendance à toujours mettre leur grain de sel.

Ceux qui dépensent de l’argent ont tendance à avoir de mauvaises pensées.

Moi — Pour être exact, je travaille avec l’argent des autres. Les seuls qui s’en mordront les doigts en cas d’échec sont les investisseurs. 

C’est pourquoi j’avais pu rester assis et attendre pendant trois ans.

M. Sakayanagi — Tout de même. Vous aviez beaucoup à perdre. Un peu comme ces chefs d’entreprise s’endettant auprès des banques. Quelque part, que ce soit l’argent de la banque ou leur argent propre ne change pas énormément : les dirigeants sont responsables de l’entreprise, ils sont dans une situation similaire à la vôtre, non ?

Moi — Vous savez toujours encensé les autres, n’est-ce pas ?

M. Sakayanagi — C’est dans ma nature. Il y a toujours du bon chez autrui, et c’est mon travail de le voir.

Je répondis sans hésiter que je prenais ces paroles pour des compliments. C’était ce que j’aimais chez lui, cela le rendait facile à contrôler, et c’était en même temps ce que je détestais.  

Les enfants entrèrent dans la pièce à travers la vitre du miroir magique. Munis chacun d’une plaque indiquant leur chercheur respectif, ils prirent place dans le calme.

Moi — C’est le moment d’avoir une petite conversation !

Il était compréhensible que Sakayanagi, qui n’avait pas d’enfants, semblait relativement perdu.

Moi — Ils commencent à montrer des signes de compréhension, d’intelligence, d’égo, et même une certaine dextérité manuelle. Le signe de développement le plus évident est l’aspect moteur, qui constitue par exemple le fait de savoir se tenir sur une jambe, de marcher sur la pointe des pieds ou de monter les escaliers avec aisance.

M. Sakayanagi — Ce serait en effet impressionnant. 

Avec un air tendu sur le visage, Sakayanagi regarda les enfants.

 Dr. Tabuchi — Commencez !

À son signal, les enfants retournèrent leurs papiers et prirent leurs stylos.

M. Sakayanagi — Il s’agit d’un… examen scolaire ?

Assis, ils étaient plus concentrés que des enfants d’école primaire qui couraient dans le quartier.

Moi— Sur quoi les enfants sont-ils évalués ?

Dr. Tabuchi — Oh, un simple test arithmétique. Le voici.

Je reçus le document que Tabuchi apporta, et Sakayanagi et moi l’examinions pour la première fois. Les problèmes allaient de l’addition et de la soustraction à la multiplication et à la division.

M. Sakayanagi — C’est le genre de problèmes sur lesquels les élèves d’école primaire devraient travailler, non ? Incroyable…

Alors que Sakayanagi était impressionné, Tabuchi répondit calmement.

Dr. Tabuchi — Le monde est vaste. Il y a des enfants considérés comme doués qui peuvent résoudre des problèmes difficiles. Ce que l’on appelle des « génies », globalement.

M. Sakayanagi — Mais ce n’est pas le cas de ces enfants, non ?

Dr. Tabuchi — En effet. Ils ne sont pas nés spéciaux. Néanmoins tous les enfants ne montrant aucune anomalie ont acquis la capacité de résoudre des problèmes.

La confusion des enfants face à des problèmes difficiles n’est pas sans rappeler celle des élèves qui passent des examens d’entrée. Le premier malaise que je ressentis en observant les trois groupes était que ceux d’Ishida et de Sôya étaient si semblables dans leurs attitudes et leurs réactions à l’examen que je n’aurais à peine pu les distinguer en les mélangeant, alors que le groupe de Suzukake ne bougea pas d’un pouce. Le suivi par caméra en temps réel montrait que les réponses des enfants n’étaient pas du tout précipitées, au hasard ou autre, même si certaines de leurs réponses étaient fausses. Indépendamment du fait que ce soit bon ou mauvais, Ishida et les autres étaient clairement contrariés.

Dr. Sôya — Quel genre d’éducation a créé des enfants si inhumains ?

Les murmures de Sôya étaient ceux d’un chercheur.

Dr. Suzukake — Ma première tâche était de faire en sorte que mes enfants développent un esprit mature. J’ai fait en sorte que même s’ils ne parvenaient pas à résoudre un problème, ils puissent continuer calmement, objectivement et sans panique. J’ai bien sûr puni sans pitié les enfants qui ne pouvaient pas le faire.

Loin d’avoir la réaction d’enfants, ils étaient comme des robots sans émotion.

Dr. Sôya — Tu en es venu au châtiment corporel avec des enfants de 3 ans ?

Dr. Suzukake — Non, ça date de quand ils étaient nouveau-nés. Et je ne veux pas que tu appelles ça ainsi, Sôya. C’est mon enseignement.

En entendant ces mots, Sakayanagi semblait plus mal à l’aise qu’autre chose. Le pourcentage global de réponses correctes du groupe de Suzukake était clairement plus élevé que celui des deux autres. Encore fallait-il que d’autres paramètres suivent.

Dr. Suzukake — La concentration de ces enfants est proche de celle des adultes. Ils sont tellement absorbés par leur travail que si vous les interpellez à proximité, ils risquent de ne pas vous remarquer tout de suite.

Après avoir bien cerné les capacités scolaires de presque tous les participants, Suzukake fit jouer de la musique dans la salle. Le bruit fit que les enfants dans la salle s’arrêtèrent et commencèrent à regarder autour d’eux, mais ces derniers se replongèrent aussitôt sur leur copie.

Dr. Ishida — Comment est-ce possible ?

Ishida fut également surpris par la performance de Suzukake.

Dr. Suzukake — L’éducation. Les enfants ont peur d’être punis, de différentes manières. Douleur physique, douleur mentale, tout ce que vous jugez efficace… Poussez-les dans leurs retranchements, au sens propre du terme. D’ailleurs, nous le faisons en ce moment-même.

M. Sakayanagi — Avec tout le respect que je vous dois, c’est incontestablement un châtiment corporel. Les capacités que vous gagnez en faisant ça n’ont aucun sens. Je ne pense pas que votre politique éducative soit la bonne.

Objectivement, cela avait bien sûr l’air scandaleux. Pas étonnant que Sakayanagi fut contrarié.

M. Sakayanagi — Je n’ai pas le droit d’intervenir, mais vous ne devez pas approuver la façon de faire de Suzukake-san.

Moi — Je suis désolé, Sakayanagi, mais je ne veux pas de l’opinion d’un étranger. Veuillez-vous taire.

M. Sakayanagi — Mais… L’éducation d’Ishida-san et de Sôya-san est déjà exceptionnelle.

Certes, les groupes d’Ishida et de Sôya avaient l’air plus « humains ». Mais allaient-ils être des génies ? À supposer qu’ils aient certaines capacités en grandissant, il n’était pas sûr de pouvoir rivaliser avec des personnes naturellement douées ou de devenir des génies dans un ou plusieurs domaines. L’éducation de Suzukake semblait comporter un gros risque pour une grosse récompense. 

Moi — Je ne me soucie que des résultats. Le reste m’importe peu.  

Dr. Suzukake — C’est exactement pour cela que j’ai décidé de travailler pour vous. Car vous m’avez réellement laissé carte blanche. Vous m’avez dit ne vous soucier que des résultats !

Contrairement à Sakayanagi, qui avait exprimé son dégoût, Ishida et Sôya voyaient ça d’un autre œil. Ils n’avaient pas dit n’avoir aucune compassion pour les enfants, mais leurs recherches passaient avant tout. Ils regardaient les enfants que Suzukake avait éduqués avec des étincelles dans les yeux. Après les tests académiques, l’étape suivante consistait à vérifier leur développement moteur.

Dr. Tabuchi — Les trois ont des philosophies éducatives très différentes, je leur ai donc demandé d’exprimer les capacités acquises individuellement, contrairement à l’aspect académique où j’ai standardisé les méthodes de test.

Les enfants qu’Ishida éduquait utilisaient avec dextérité leurs petites mains pour réaliser des travaux manuels. Les élèves de Sôya montraient du mouvement avec des barres et la jungle gym. Mais, encore une fois, les enfants de Suzukake étaient les plus étonnants : non seulement ils avaient développé de la dextérité et de l’agilité physique, mais ils avaient acquis tout un panel de compétences telles que jouer du piano, notamment.

Sakayanagi — C’est un enfant de 3 ans qui joue… Incroyable.

Bien sûr, il était évident que leurs compétences étaient loin d’être professionnelles. Mais ils jouaient déjà mieux que l’adulte moyen.

Moi — Combien de choses leur as-tu appris en seulement trois ans, Suzukake…san… ?

Dr. Suzukake — Ma méthode d’éducation est bien supérieure à la capacité d’apprentissage de la personne moyenne. Si tu n’as pas le talent d’apprendre en peu de temps, tu seras puni indéfiniment. Le cerveau n’aime naturellement pas ça et oblige l’enfant à mûrir tôt. Les personnes dont le cerveau est aussi petit que le leur ont un potentiel illimité.

Et ceci en seulement trois ans de formation. Que pouvions-nous espérer en cinq ans, dix ans voire vingt ans ? Moi-même j’avais la chair de poule devant ces résultats. Dans l’ensemble, le groupe éduqué par Suzukake était de loin le meilleur. Ceci sous le regard d’Ishida et Sôya, ne cachant même plus leur frustration.

Moi — Tu t’es bien débrouillé. Tu as montré ce dont tu es capable.

Dr. Suzukake — Merci. Cependant, je ne pense pas qu’il y ait de si grande différence entre eux et moi. Je suis plutôt impressionné par leurs résultats avec des méthodes plus « conventionnelles », si j’ose dire.

Moi — Tu fais aussi l’éloge des gens, Suzukake.

Dr. Suzukake — Les faits sont les faits. Et comme vous pouvez le voir, il y a une chose qui manque indiscutablement à mes enfants.

Moi — Les émotions, n’est-ce pas ?

Dr. Suzukake — Oui. Ishida-san et Sôya-san ont nourri leurs enfants d’émotions humaines. Quant à moi, je me disais qu’effacer les capacités sociales pouvait m’aider à élever le niveau du potentiel humain.

Seuls les corps et les cerveaux étaient évalués. Pour Suzukake, la victoire était déjà acquise depuis le début.

Dr. Suzukake — Si vous me placez en tant que leader, honnêtement, il y a un risque que la première génération développe de sérieux troubles de la personnalité. Mais, en échange, elles seront certainement les plus exceptionnelles du point de vue des aptitudes.

Après trois ans de recherches réelles, Suzukake en était clairement convaincu.

Moi — Ishida et Sôya, que pensez-vous des émotions ?

Dr. Ishida — Certes, ils seront moins humains. Mais… En tant que chercheur, j’aimerais voir l’être humain le plus fort. Celui développé par vous, Suzukake-shi[2].

Sôya hocha la tête en signe d’accord.  Avec Suzukake comme chef de file, nous pouvions commencer à travailler sur le programme de la deuxième génération.

Moi — Vous serez donc en charge du programme de la deuxième génération et du type de formation que nous adopterons.

Dr. Suzukake — Je vous remercie.

Suzukake s’inclina profondément et serra la main d’Ishida et des autres.

M. Sakayanagi — Je suis…

Sakayanagi était sur le point de partir.

Moi — Je sais que vous n’aimez pas ça. Mais c’est aussi une forme d’éducation.

Sakayanagi quitta la pièce sans se retourner. Refusant ces quelques enfants sacrifiés sur l’autel de la recherche. Mais n’était-ce pas un maigre prix à payer quand le résultat final était l’être humain parfait ? L’objectif était de former cent personnes et de rendre cent personnes parfaites. C’était la White Room.

Pour atteindre ce but, avoir quelqu’un comme Suzukake, qui n’avait aucune limite, était rassurant. D’autant qu’il était soutenu par des personnes dotées d’un certain bon sens comme Ishida et les autres. Et puis plusieurs éducateurs n’allaient pas être de trop pour empêcher les fugues notamment.

Il n’y avait plus aucune question à se poser. Désormais, mon travail était d’empêcher que cela ne s’ébruite. L’objectif était de préserver ce cadre sécurisé pour permettre à ces gens de faire leurs recherches de manière totalement décomplexée.

3

Une heure plus tard, je m’assis avec Sakayanagi.

Comment les résultats avaient-ils été perçus par une personne extérieure à la White Room ? C’était une occasion unique de le découvrir.

Moi — Laissez-moi encore une fois vous demander votre avis. Bien sûr, sans retenue.

M. Sakayanagi — Vraiment ? Je n’ai pas arrêté d’y penser.

La raison d’être de la White Room, son utilité… Je me demandais si Sakayanagi avait pu ressentir ça du premier coup d’œil.

M. Sakayanagi — Les enfants que j’ai vus aujourd’hui sont exceptionnels pour leur âge. En particulier les enfants éduqués par Suzukake-san, bien que les groupes d’Ishida-san et de Sôya-san soient probablement meilleurs que 90% des enfants de ce monde.

Du Sakayanagi tout craché, avec des louages.

M. Sakayanagi — Il n’est pas facile d’amener un enfant à ce niveau, même un enfant venant d’un milieu aisé fréquentant les meilleurs milieux.

Moi — Et vous ne pensez pas, grâce à cette méthode, que ces enfants pourront rivaliser avec les 10% restants ?

M. Sakayanagi — N’est-ce pas ce que vous, Ayanokôji-sensei, avez vous-même expérimenté ?

Moi — …

Il était quasiment prouvé que ces enfants d’à peine trois ans avaient une intelligence et des capacités physiques plus développées que la moyenne des enfants. Des résultats avaient été obtenus. Cependant, j’avais le sentiment que ces prouesses n’allaient pas suffire à dissiper le scepticisme des gens. Alors que, selon moi, ces enfants étaient au moins aussi bons que des surdoués de 3 ans, si ce n’était meilleurs. Pas besoin d’attendre leurs 4 ou 5 ans pour s’en rendre compte.

M. Sakayanagi — Je veux dire, l’objectif était de donner à des enfants risquant de ne pas recevoir d’éducation toutes les clés pour s’intégrer dans notre société. Je trouvais les premières approches déjà suffisantes.

Tel était le point de vue de Sakayanagi, qui n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblait réellement la White Room.

M. Sakayanagi — C’est pourquoi j’étais un peu inquiet au sujet de Suzukake-san en tant que leader. Les émotions sont essentielles, comment exister sans elles ? Si vous pouvez me prouver le contraire, je n’hésiterai pas à continuer de vous soutenir.

Moi — Je vois. Je savais que vous diriez cela. Mais pensez-vous vraiment que cela va convaincre les investisseurs actuels et ceux du monde des affaires que vous n’avez pas encore rencontrés ? Tout le monde ne pense pas seulement aux enfants comme vous le faites. Il y a de gros intérêts en jeu dans la White Room.

M. Sakayanagi — Et vous prétendez qu’une éducation plus rigoureuse convaincrait ces gens ?

Moi — En effet. N’importe qui ayant les moyens peut s’entourer de professeurs diplômés des plus grandes universités ou d’anciens athlètes de haut niveau pour l’entrainement sportif. En procédant ainsi, ils peuvent en effet améliorer les capacités de leurs enfants dans une certaine mesure, pour en faire de très bons étudiants. Mais qu’apporterait de plus la White Room, alors ?

Qui investirait des dizaines ou des centaines de millions là-dedans ?

Moi — Il nous faut quelque chose de vraiment exceptionnel. Quelque chose permettant de propulser des cerveaux au-delà du Japon et, avec une force physique et mentale, d’affronter le monde dans les universités les plus prestigieuses de la planète. C’est le genre de pouvoir dont nous avons besoin dans la White Room.

M. Sakayanagi — N’est-ce pas un peu excessif ? Les enfants qui n’ont pas de parents ou qui ont été abandonnés ne recherchent pas un tel pouvoir. Il suffit de leur donner la capacité de vivre et de s’adapter à la société.

Moi — Je comprends ce que vous voulez dire. Croyez-le, malgré ce que j’ai pu dire plus tôt, votre opinion m’est précieuse.

M. Sakayanagi —…Ayanokôji-sensei, ce que vous m’avez dit au début…

Moi — C’était vrai, bien évidemment. Les enfants défavorisés font partie de mon plan.  

Sakayanagi, me regardant d’un air dubitatif, baissa la tête en s’excusant.

M. Sakayanagi — …Alors je n’ai plus rien à vous dire. Je vous exhorte à donner à vos élèves une éducation pleine d’amour qui les place au premier plan. Si vous le faites, le jour où le peuple reconnaîtra la White Room viendra.

Sur ces mots, Sakayanagi quitta le bureau, mais il ne semblait pas convaincu

Moi — Sakayanagi, la naïveté est un vilain défaut.

Le monde n’est pas si doux pour accepter un tel idéalisme. Nous ne voulions pas un bon résultat, mais le meilleur résultat. D’ailleurs je considérais que cela n’était pas encore assez, il nous fallait plus pour impressionner de futurs investisseurs. Nous avions besoin d’un facteur décisif. Mais imposer dès maintenant une éducation plus rigoureuse à nos élèves n’allait pas produire de résultats immédiats. Trois ans… Non, il allait falloir cinq ans… au moins ça. D’ici-là, il allait nous falloir temporiser. Mais comment ? Comment amener le monde des affaires à investir plus d’argent en peu de temps ?  Cette White Room pouvait changer le monde, et je voulais que mes mots transcrivent le poids de ce changement.

Le poids…

Moi — Je vois.

Je me souviens de ce que Naoe-sensei disait. « Sans sacrifice de soi, il n’y a pas de véritable succès ». Quel que soit l’enthousiasme avec lequel je parle de quelque chose, mes paroles n’allaient jamais avoir le poids espéré. Pourquoi ? Car la White Room éduquait les autres, je ne me mouillais pas.

En fait, je devais être capable de montrer que je pouvais sans crainte confier mon propre enfant à la White Room. Il n’y a qu’une seule chose que je devais faire pour y parvenir.

Je pris mon téléphone portable et j’appelai quelqu’un.

Moi — Allô ?

L’interlocuteur, qui devait encore dormir, répondit au téléphone en somnolant.

Moi — J’ai une faveur à te demander.

4

Une lumière rouge brilla dans l’obscurité, suivie immédiatement d’un panache de fumée. J’ai vis une silhouette émerger du coucher de soleil et je m’assis.

Moi — Je suis désolé. Je t’ai réveillée ?

Mika — Rhoo, ne t’inquiète pas. Allez, il est temps de rentrer !

Je pensais partir à 23h, mais le programme avait légèrement changé.

Mika — Une journée chargée de politicien, comme d’habitude ? Je n’arrive pas à croire qu’ils te font trimer comme ça !

Moi — C’est plus facile de se déplacer la nuit que le jour.

La marque des cigarettes de Mika changeait à chaque fois que je la voyais. C’était sa façon habituelle de montrer qu’elle était amoureuse de chaque homme qu’elle rencontrait pour ses affaires.

Moi — Combien de temps vas-tu continuer à faire ce travail ?

Mika — Eh bien, ça ne peut pas durer éternellement… J’ai pris un peu d’âge depuis que je t’ai rencontré, Atsuomi.

Les femmes sont désirées pour leur fraîcheur. Au fil du temps, année après année, elles deviennent pourries. Le monde a tendance à ne pas le reconnaître, et en fait, déteste le reconnaître, mais seuls ceux qui le comprennent réussiront. Non seulement car ils utilisent leur fraîcheur comme une arme, mais aussi car ils peuvent actionner une autre corde.

Moi — Je pense que tu devrais te retirer.

Mika — Je suis un peu surprise d’entendre ça de toi, Atsuomi.

Après un sourire amusé, Mika se leva de son lit, encore toute habillée.

Mika — Enfin, figure-toi que moi aussi je me disais qu’il était temps pour moi de passer à autre chose. Mais j’ai du mal à me projeter. Je ne me vois pas épouser quelqu’un et avoir une famille heureuse.

Je ne me vois pas avoir des enfants, me faire des amies mamans, ou envoyer mes enfants à l’école primaire… Je ne peux pas m’empêcher de me trouver ridicule en y pensant.

Moi — Je pense que tu en es capable.

Mika — Je ne sais pas. Je suis rarement appréciée par les gens de mon propre sexe. Je pourrais avoir plus de mal que tu ne le penses. Mais… Je pense que je vais sauter le pas. Tu m’as fait gagner beaucoup d’argent, et tu m’as permis de rêver.

La richesse de Mika devait être suffisante pour vivre une vie décente. Mais cette femme avait eu son argent à un jeune âge, et elle devait avoir peur de baisser son niveau de vie.

Moi — Pour finir, je voudrais te confier un gros travail.

Mika —…Ah oui ?

Je sortis un certificat de mariage et le posai sur la table.

Mika — Hein ? Qu’est-ce que c’est ?

Moi — Je veux que tu m’épouses.

Mika — Tu te moques de moi ?

Moi — Bien sûr, je ne plaisante pas.

Mika — Atsuomi…

Mika s’approcha, les yeux légèrement larmoyants… De rire

Mika — Qu’est-ce que tu veux ? Tu n’es pas le genre de gars qui me choisirait, n’est-ce pas ?

Moi — Ne me vois-tu pas comme un homme qui veut s’unir à la femme qu’il aime ?

Mika — Pas du tout !

Moi — C’est vrai. C’est un mariage très différent de celui que tu imagines, quelque chose d’exceptionnel.

J’avais un projet à concrétiser, et il me fallait quelqu’un comme elle pour y parvenir !

Mika — Qu’est-ce que tu veux dire ?

Moi — Tu serais la clé de mon énigme actuelle.

Mika — Explique-moi ça d’une manière que je puisse comprendre.

Moi — Un enfant. Un enfant de ma propre chair et de mon propre sang. Ce sera une étape importante dans mon ascension vers le pouvoir.

Mika était décontenancée, mais comprit vite où je voulais en venir.

Mika — Tu voudrais… Qu’on ait un bébé ?

Moi — Oui. Bien sûr, je te paierai assez pour que ça en vaille la peine.

Mika — Attends une minute. Pourquoi moi ? Il y a plein de femmes prêtes à avoir un bébé si elles sont assez bien payées.

Moi — En effet, foncièrement beaucoup accepteraient. Mais tu es pratique à bien des égards. Tout d’abord, tu as quelques contacts dans le monde des affaires et tu es une bonne menteuse. L’aspect important est la capacité à jouer la comédie. Si les gens découvrent qu’une femme inconnue a donné naissance à mon enfant, cela n’aura aucune importance. Tu dois aussi jouer la bonne épouse.

Mika — J’ai compris… Mais pour combien de temps ? Combien de temps vas-tu me faire jouer ce rôle ?

Moi — Ne t’en fais pas. J’annoncerai la grossesse et organiserai la cérémonie le moment venu. Je te laisserai partir dès qu’on aura le bébé.

Elle comprit, mais n’arrivait toujours pas à se faire une idée de la situation.

Moi — Il y a une raison supplémentaire pour laquelle je t’ai choisie. Tes origines sont clairement inférieures sur l’échelle sociale. Ta mère est une femme sans éducation travaillant dans le domaine du mizu-shôbai[3]. Tout comme ta sœur. Une famille de débauche, sans valeur.

Mika — Woah, tu es dur. M’enfin, je ne peux pas te donner tort.

Un enfant supérieur à ses parents était un diamant brut.  

Moi — C’est mon travail de polir une pierre plate sur le bord de la route pour qu’elle brille comme une pierre précieuse. Je l’affinerai pour que cette simple pierre ait plus de valeur qu’un diamant.

Mika — Je vois…

Moi — Il n’est jamais aisé de tromper tout le monde autour de soi. J’aurais pu faire appel à une mère porteuse incompétente, mais tout le monde aurait flairé l’inauthenticité de notre relation. En particulier les hommes d’affaires, qui ont un flair très développé.

Avoir un enfant ne faisait pas tout, il fallait le faire de façon appropriée. À cet égard, Mika aurait probablement été un choix naturel pour quiconque en lien avec le projet. 

Moi — Je te laisse le choix de comment on va s’y prendre. Idéalement, il nous faudrait en avoir un dans un délai d’un an à un an et demi.

En plaçant mon enfant dans la White Room, je consolidais encore plus l’existence de celle-ci. C’était un plan révolutionnaire.


[1] Signifie véhicule léger. Ce sont de petites voitures vendues au Japon bénéficiant d’avantages variés, notamment au niveau taxe et assurance.

[2] Honorifique peu courant, généralement utilisé dans les milieux d’affaires.

[3] Milieux nocturnes comportant des femmes servant de l’alcool ou ayant des rapports tarifés avec des clients.

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