CLASSROOM Y2 V0 Chapitre 2


L’effort

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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Malgré les belles paroles d’un certain politicien, le projet de développement des ressources humaines n’en était qu’au balbutiement. Tout était à faire, y compris la collecte de fonds. En dehors de la formation dès l’enfance, la substance du projet, aucun cadre n’était posé. Nous devions agir avec prudence.

Moi — Cela promet d’être assez décousu…

Je posai mes pieds sur le bureau inondé de paperasse et continuai de feuilleter les documents. Un seul faux pas et ce projet pouvait créer un scandale. « Cet établissement est destiné à venir en aide à des enfants »… du moins, c’était l’impression que cela devait donner. Encore fallait-il que le plan démarre. Ainsi, plus que tout, la première étape allait consister à trouver des enfants sur lesquels allaient être menées les expériences. Ensuite, réunir l’énorme budget nécessaire au projet. Une fois identifiés, il allait nous falloir un moyen de mettre la main sur ces enfants. Je composai le numéro à onze chiffres que j’avais mémorisé.

Moi — C’est moi. J’aurais besoin de solliciter les services d’Ohba.

Tout d’abord, le plus dur était de briser la glace. Ensuite, j’allais prétendre avoir besoin de son aide pour acquérir un nouveau-né. Bien évidemment, passer par Ohba n’augurait rien de très légal. En pleine conversation, la sonnette retentit.

Moi — Je suis désolé, je vous rappellerai.

Je mis fin à la discussion avec Ohba au beau milieu d’une phrase, décidant de m’occuper de mon visiteur.

Kamogawa — Bonjour, c’est Kamogawa. Ayanokôji-san est-il là ?

Moi — C’est ouvert

Kamogawa — Excuse…moi ?

Dans un coin du bureau miteux, le visage de Kamogawa apparut étonné

Kamogawa — Wow.

Son attitude était subtilement grossière, mais contrairement à beaucoup il fit preuve d’une certaine pudeur.

Kamogawa — Par hasard, est-ce que tu vis ici Ayanokôji-san ?

Avec les canettes de bière jonchant le sol à mes pieds, les draps non changés sur le canapé usé et les vêtements en boule sur le sol, même un enfant pouvait arriver à cette conclusion.

Moi — Et alors ?

Kamogawa — Non pas qu’il y ait le moindre mal à ça, mais…

Moi — Cela ne vaut pas mon salaire, c’est ça ?

Le salaire mensuel des membres du Parlement japonais était largement supérieur à un million de yens. Les primes étaient similaires et s’élevaient à plus de 20 millions. Sans même parler des honoraires.

Kamogawa — Kisarazu-san, qui a trois ans de plus que moi, s’est vanté d’avoir signé un contrat pour le dernier étage d’une tour du centre-ville dans la semaine après  avoir intégré le parlement Il aurait obtenu un prêt normalement inaccessible.

Moi — Cela n’a rien à voir avec sa qualité de parlementaire.

Kamogawa — Quoi ?

Moi — Il est vrai que notre revenu annuel est élevé. Cependant, qu’il s’agisse d’un membre de la Chambre des représentants ou de la Chambre des conseillers, nous sommes régulièrement soumis à des élections. Autrement dit, notre situation n’est pas jugée assez stable pour obtenir des prêts aussi importants.

Kamogawa — Mais Kisarazu-san a pourtant dit que…

Moi — Le montant, la banque, les connexions… Il y a un milliard d’autres raisons qui peuvent expliquer le pourquoi du comment.

Kamogawa — Alors… je ne pourrai pas obtenir de prêt, donc ?

Certes, Kamogawa valait intrinsèquement moins que Kisarazu. Mais il avait son père, Kamogawa Toshizou, le meilleur garant possible. La banque aurait même offert les croissants ! 

Moi — C’est ridicule, de toute façon.

Kamogawa    Ridicule ? Tout le monde veut un appartement de luxe !

Moi — Tu ne devrais pas prendre exemple sur Kisarazu. C’est juste un conseil.

Pas étonnant qu’un pion aussi cupide soit tenté par ce genre de procédés.

Moi — Bien sûr que tu voudras acheter. Mais plus que l’argent, ce sont le timing et l’opportunité qui comptent.   

Kamogawa hocha la tête, comme s’il avait compris.

Moi — Imagine que 100 millions de yens apparaissent devant toi, comme ça… Qu’en ferais-tu ?

Kamogawa — Je mets 90 millions de côté, en m’éclatant avec les 10 millions restant. Cabarets, voiture, placement dans des actions… Avec 200 millions j’aurais même acheté toute une propriété !

Dans un sens, c’était une réponse plutôt intéressante. Mais tout comme Kisarazu, un tantinet hors-sol.

Kamogawa — Tu veux dire que tu ferais autrement, Ayanokôji-san ?

Moi — D’après toi ?

Kamogawa — Vas-y, dis-moi !!

100 millions. Si j’avais eu autant d’argent, je l’aurais dépensé en quelques jours. Les gens pensent aux biens matériels, mais l’argent peut surtout servir à se faire une place dans certains cercles via les pots-de-vin. C’est un investissement sur l’avenir sous-coté, négligé, et qui pourtant peut vous revenir quelques années plus tard de façon décuplée. Avec à la clé le titre d’homme le plus puissant de ce pays.

Moi — Enfin, qu’importe… Que fais-tu ici ?

Kamogawa — Je suis venu t’aider, comme me l’a demandé Naoe-sensei.

Moi — Je te remercie, mais ça ira ! 

Kamogawa — Non, je ne crois pas. Pas après m’en avoir parlé. Je me fiche que tu en récoltes toute la gloire, si jamais, mais tout de même…

Kamogawa avait une vie poisseuse. Je comprenais son envie de se greffer à un projet rare et ambitieux.  

Mais être membre du Parlement japonais n’était pas une mince affaire : il n’y a pas de week-ends, de congés… comme dans tout métier relatif à l’administration en général. Une fois le Parlement en activité, il allait devoir participer à des sessions au sein du Parti civique. La plus grande partie de son emploi du temps allait être remplie de réunions, de contacts avec les visiteurs, de réflexions sur les votes, sur des affaires politiques et les problématiques du moment.

Moi — Peux-tu me donner un coup de main, alors ?

Kamogawa — Pour sûr ! Je suis le fils de Kamogawa Toshizou, après tout.

Son père n’était personne en politique. Cependant, je ne pouvais pas ignorer les consignes de Naoe-sensei si facilement, n’est-ce pas ?

Moi — Cela tombe bien, j’ai déjà un travail pour toi !

Les yeux de Kamogawa s’illuminèrent, n’ayant jamais été assigné à un rôle de quelconque importance auparavant.

Kamogawa — Quel genre de travail ?

Moi — Nous devons à tout prix trouver un site pour expérimenter le projet. Tu devras donc nous trouver le lieu avec le meilleur rapport budget, surface, et éventuellement un endroit relativement isolé. Tu souhaites être reconnu par Naoe-sensei, n’est-ce pas ?

Kamogawa — Je vois. Nous devons forcément passer par-là.

Moi — En effet. Nous n’allons peut-être pas avoir tout de suite la capacité d’un lycée par exemple. Mais il nous faudra bien un espace minimal, ne serait-ce que si nous accueillons chaque année de plus en plus d’enfants. De plus, l’endroit doit jouir d’une certaine discrétion.

Ce projet ne pouvait pas faire l’objet d’une publicité trop importante. Nous ne pouvions pas laisser la presse écrire sur l’éducation dangereuse de nourrissons et de jeunes enfants.

Moi — D’un point de vue budgétaire, ce sera inévitablement en zone rurale, n’est-ce pas ?

Le visage de Kamogawa changea. C’était globalement une larve, mais je devais bien admettre qu’il était assez volontaire.

En lui confiant les bonnes tâches et en lui faisant prendre confiance, il pouvait être utile. Enfin, je l’espérais fortement. 

Kamogawa — Très bien. Je vais voir ce que je peux faire.

Moi — Parfait. Je ne t’ai jamais vu si radieux !

Kamogawa — Oh, vraiment ?

Je lui fis quelques compliments, et son visage changea naturellement.

Kamogawa — Et toi, que vas-tu faire là ?

Moi — Eh bien, l’argent est le nerf de la guerre. Je vais tâter le terrain de mon côté également.

En avançant conformément au plan, la somme d’argent nécessaire au seul lancement risquait d’être considérable. Par exemple, les ressources humaines allaient nous coûter au moins 500 millions de yens[1]. 600-700 millions[2] si nous voulions avoir un peu de marge…

Kamogawa — Tu veux dire que tu vas tenter de convaincre de potentiels investisseurs.

Moi — Tout à fait, c’est l’idée.

Kamogawa — Qui ne voudrait pas fournir à ses enfants une éducation d’élite ?

Ce type était vraiment paumé. Il nous fallait faire financer quelque chose qui n’était qu’à l’état de projet, c’est-à-dire quelques morceaux de papier. Ensuite, réunir l’argent allait être une autre paire de manches : dans le milieu politique, les dons directs ne sont pas l’usage, la pratique voulant plutôt qu’une personne verse une certaine somme à un organisme affilié au parti.

Il y a une limite au nombre de dons, bien qu’il existe certaines façons de contourner cette barrière. Si nous avions pu utiliser le nom de Naoe-sensei, les dons auraient fusé en une heure. Mais nous devions nous débrouiller par nos propres moyens en trouvant un autre pourvoyeur, assez influent pour pouvoir faire un effet domino.   

Je congédiai Kamogawa après lui avoir confié ses tâches, puis sortis trois relevés de banque de mon bureau. Il y avait des dépôts de trois sociétés, dont une banque régionale.

Moi — Autour de 10 millions[3]… au total.

Ce n’était pas grand-chose, mais je suppose que c’était un début.

1

Au quartier résidentiel huppé de Shirokane, dans l’arrondissement de Minato, une petite villa historique se distinguait. La façade ne semblait pas accuser les années, comme si elle avait plusieurs fois été rénovée. Même un simple politicien ne pouvait sûrement pas se permettre d’y habiter. Les caméras de surveillance un peu partout vers l’entrée renforçaient l’impression de mystère autour des lieux.

Après avoir jeté un coup d’œil à la somptueuse plaque avec écrit « Sakayanagi », je sonnai. Un homme âgé, certainement un domestique de la maison, vint m’ouvrir. J’avais rendez-vous, donc je pus passer la porte sans problème. Les tatamis spacieux qui sentaient le jonc, semblaient en très bon état. Ils étaient très certainement régulièrement brossés, et la maison ne manquait certainement pas de moyen pour les entretenir.

Plus loin, j’arrivai dans une pièce de style occidental, et on me demanda de patienter sur un canapé. Je me préparais psychologiquement à mon entrevue imminente sur ce canapé. Je venais pour le compte de Naoe-sensei, je ne devais pas me rater. Alors que je fixai la vapeur sortant d’une bouilloire, la personne que j’attendais arriva.

Sakayanagi — Merci d’avoir patienté.

La première impression que j’eus instantanément était celle d’un homme mince et élancé. Il avait une voix calme et n’avait pas l’attitude commune a beaucoup de gens aisés.

Moi — Enchanté de faire votre connaissance. Mon nom est Ayanokôji. Merci de prendre de votre temps précieux pour me rencontrer.

Il semblait sans prétention, avec le niveau de forme minimal. Je ne devais pas me laisser prendre au jeu. 

Sakayanagi — Quant à moi je suis Sakayanagi. J’ai entendu parler de vous par Naoe-sensei à plusieurs reprises.

Moi — En bien, je l’espère !

Sakayanagi — Eh bien, il n’a fait qu’évoquer quelqu’un de très compétent. Quand j’ai su que vous aviez mon âge, j’étais gêné.  

Tout lui réussissait depuis sa naissance, pourquoi être gêné ? Si ce n’était pas de la modestie, il était un excellent acteur.

Moi — Je vous remercie, mais j’ai beaucoup entendu parler de vous aussi.

Tout d’abord, je voulais sonder sa personnalité.  

Sakayanagi — Sincèrement, j’ai encore un long chemin à parcourir. Mon père, lui, était exceptionnel.

Il ne profita pas de mes compliments, souriant amèrement comme s’il était réellement troublé. Nous poursuivîmes les bavardages un certain temps, sans que cela ne change. Ainsi, je pris la main de la conversation.

Moi — Si je suis ici, c’est parce que Naoe-sensei m’a souvent recommandé de me tourner vers vous, par le passé, en cas de problème. Je dois donc bien admettre que je suis là pour solliciter vos faveurs.

Les gens riches n’apprécient pas une telle façon d’entamer une conversation. C’est parce que l’argent est à l’origine de la plupart de leurs problèmes. Ils veulent investir, créer une entreprise, etc., mais ils n’ont paradoxalement pas les fonds à la hauteur de leur folie.

Sakayanagi — En quoi puis-je vous aider ?

Le visage de Sakayanagi changea légèrement, mais il ne semblait pas alarmé.

Moi — J’envisage de lancer un projet. Mais cela nécessite des fonds.

Sakayanagi — Et… Vous espérez un financement de ma part ?

Moi — Indirectement. Nous nous rencontrons pour la première fois, ce serait tout de même osé. Néanmoins, j’aimerais que vous puissiez me servir d’intermédiaire avec d’autres hommes d’affaires.

Je sortis un dossier que j’avais soigneusement préparé, et le lui présentai. Sakayanagi ne l’attrapa pas tout de suite, continuant de me regarder à la place. Il devait se méfier de moi et il avait raison. Après tout, hormis mon nom, il ne me connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Je n’étais ni illustre politicien, ni une personnalité publique. Il était logique qu’il ne lise pas bêtement ce que je lui présente, voulant éviter d’éventuels ennuis.

Sakayanagi — Je vois. Donc vous ne me demandez pas d’argent ?

En effet, il aurait été difficile d’obtenir de l’argent. J’étais plus en recherche de soutien que d’aide pécuniaire. Si à la clé il me permettait d’obtenir de nombreux sponsors, cette rencontre allait valoir bien plus que n’importe quel chèque. Encore fallait-il que ça l’intéresse.

Moi — Le projet a un but simple : sauver la vie d’un maximum d’enfants et leur offrir une éducation digne. Et ce ne serait possible qu’avec votre aide. Moi-même, j’ai déjà été assez impressionné par le lycée que votre père a mis en place.

Les enfants, l’éducation, la vie… Ces mots allaient sûrement raisonner dans l’esprit de Sakayanagi, dont le père, impliqué dans l’enseignement secondaire, était une pointure dans ce domaine.

Sakayanagi — Pourquoi me consulter moi et non mon père ?

Moi — La politique est complexe. Kijima-sensei a popularisé l’existence du lycée de votre père auprès du monde entier, aussi ai-je supposé que les deux devaient être proches. Soutenant Naoe-sensei, rival de Kijima-sensei, il m’est délicat de demander conseil à votre père.

Sakayanagi — N’avez-vous pas envisagé la possibilité que je puisse également être en bons termes avec Kijima-sensei ?

Moi — Bien entendu. N’ayant toutefois aucun écho particulier à ce sujet, j’ai tenté ma chance.

J’édulcorais un peu les choses, mais le message était le suivant : son père était un sympathisant de Kijima, nous ne pouvions pas le mettre dans la confidence aussi brillant qu’il soit.

Sakayanagi — Disons les choses : vous ne voulez pas que Kijima-sensei ait vent de tout cela. N’est-ce pas ?

Moi — Je ne peux vous donner tort.

Sakayanagi — Je suis confus. Vous ne savez pas si je suis du côté de Kijima-sensei, de Naoe-sensei ou de quelqu’un d’autre… Mais vous êtes prêt à me partager de telles informations ? Vous jouez avec le feu.

Moi —  Certes, je n’attends pas votre bénédiction absolue alors que nous venons à peine de nous rencontrer.  

Sakayanagi hocha la tête, me donnant raison sans détour.

Moi —  Cependant, en tant que politicien, j’ai une confiance totale en Naoe-sensei. Et jamais ce dernier ne vous aurait recommandé si vous n’étiez pas fiable.

Sakayanagi — …Vous avez réellement foi en en Naoe-sensei.

Moi —  La plupart des politiciens choisissent une faction ou une autre. Une fois le parti de quelqu’un pris, il convient de s’y tenir et de le soutenir jusqu’au bout. C’est comme ça que je fonctionne.

Sakayanagi — Je vois… Naoe-sensei peut vraiment compter sur vous !

Sakayanagi dit cela joyeusement, tout en se redressant.

Sakayanagi — Comme vous le savez, mon père a une relation étroite avec Kijima-sensei. Mais vous êtes-vous déjà demandé quel était mon lien avec Naoe-sensei ?

Moi —  Je mentirais si je disais l’inverse.

Sakayanagi — J’ai un énorme respect pour mon père. C’est un modèle. J’essaye toutefois d’élargir mes horizons, en apprenant aux côtés de Naoe-sensei qui est un adversaire de poids de Kijima-sensei. Mon père est au courant et ne s’y oppose pas, d’ailleurs. C’est même le contraire.

Moi —  Vous devez être quelqu’un, pour que même vos supposés adversaires vous fassent confiance. C’est qu’à minima, on vous reconnaît une certaine discrétion.

Généralement, on se doute qu’un fils va plutôt soutenir son père. Entretenir des liens avec des personnes antagonistes à ce dernier ouvrait la possibilité d’obtenir des informations, en plus d’en donner. Mais Sakayanagi, pour une raison qui m’échappait, semblait avoir gagné la confiance de Naoe-sensei.

Moi —  Et cet échange avec vous m’a renforcé dans mes convictions. Ainsi, je serai honoré que vous jetiez un coup d’œil à cela. 

Sakayanagi — Initialement, je pensais abréger cette entrevue. Vous êtes toutefois parvenu à me faire changer d’avis. J’apprécie votre audace, et vais donc prendre connaissance de ce dossier.

En lisant, Sakayanagi marmonna instinctivement.

Sakayanagi — Il est vrai que des centaines d’enfants sont abandonnés chaque année au Japon. Nous devrions nous réjouir que des politiciens brisent ce tabou et essayent de changer les choses.

Moi —  Cela vous parle donc ?

Sakayanagi — Bien entendu. Cela me fait une peine immense. Voilà donc le genre de problèmes devant être la priorité du gouvernement, non celle d’un simple citoyen comme moi… J’espère vous voir remédier à cette question au plus vite.

Moi — Si je le pouvais, je le ferais. Mais les choses ne sont pas si simples. Outre les enfants abandonnés, il y a également les enfants des familles monoparentales ainsi que ceux dans une extrême précarité ne pouvant accéder à une éducation adéquate. Les inégalités dans ce pays ne cessent de se creuser au moment où nous discutons. 

Sakayanagi — En effet…

Moi — Quid de ces mères qui accouchent clandestinement dans des toilettes de gares, mettant fin à la vie de leur propre enfant ? Ceci est hélas loin d’être rare. Tout cela pour fuir les ragots, la pression sociale… Malgré tout cela, si ces personnes avaient d’autres opportunités, je pense qu’elles n’en viendraient pas à l’infanticide. Notamment s’il existait un endroit qui leur tendait la main.    

Ce projet, concrétisé, pouvait sauver la vie d’une dizaine, d’une vingtaine, voire d’une centaine d’enfants. Peut-être même plus.

Moi — Vous, qui nous connaissez, avez conscience que tout ne se passe pas nécessairement comme un politicien le souhaite. Du simple conseil municipal au membre du Parlement, vous édictez des lois, décidez de budgets, promulguez des ordonnances… Mais personne n’écoute les jeunes politiciens qui sortent de ce carcan, pendant que ceux qui détiennent le pouvoir œuvrent pour leurs intérêts personnels. Ou peut-être devrais-je fermer les yeux sur ces enfants et attendre une trentaine d’années, pour enfin avoir mon mot à dire ?

Sakayanagi, en pleine écoute, devait culpabiliser à cause de son inaction. Quitte à faire légèrement dans le pathos.

Sakayanagi — Tout de même… Vous êtes un parlementaire, représentant des citoyens. Comment comptez-vous vous y prendre sans mettre votre projet à l’ordre du jour officiellement ?

Moi —  Nous sommes des politiciens, des hauts fonctionnaires. Nous ne sommes pas là pour faire de bénéfices, mais s’ils devaient faire partie de l’équation… Pourquoi les refuser ?

Sakayanagi — Donc vous voulez faire de ce projet une initiative privée ?

Moi — Naoe-sensei vous porte de l’intérêt, vous avez un pied dans le monde politique… Les gens vous écouteront. C’est pour cela que, selon moi, vous êtes le pont adéquat vers le monde des affaires. Ceci pour le bien de ce projet.

Sakayanagi — Il est vrai qu’être politicien ouvre certaines portes. Si ce projet est réalisable, sans doute que beaucoup de mains se tendront.

Étant de la troisième génération, son grand-père était déjà dans le milieu. Cet homme est beaucoup plus capable que Kamogawa et d’autres. Malgré son air accessible, ses réponses étaient très fermées.

Sakayanagi — Il existe des moyens de collecter des fonds. Par exemple, votre statut ne vous interdit pas de faire appel à des prestataires, non ? De plus, nous pouvons faire un appel d’offres au Japon, mais également à l’étranger, via internet.

Moi — Faisons un appel public, notifiant ainsi à toute la planète que notre pays est en échec et bloqué un siècle en arrière. Naoe-sensei verrait son image dégradée. Voici pourquoi je réclame la confidentialité, et c’est la raison pour laquelle nous avons besoin de gens comme vous. 

Sakayanagi — Je n’ai rien contre vous présenter à d’illustres investisseurs. Toutefois, vous risqueriez d’être déçu.

Je suppose qu’il allait nous falloir bosser le marketing. Par exemple, peut-être essayer de rendre ce projet plus « réaliste » en ne l’édulcorant pas trop.

Moi — Alors, que me conseilleriez-vous ?

Sakayanagi — Soyez honnête. Exposez précisément vos objectifs, vos pensées, Ayanokôji-san.

Ceci était certainement la meilleure marche à suivre, en effet.

Sakayanagi — « Je ne suis intéressé ni par l’argent ni par la renommée. J’œuvre pour ces enfants »… Si quelqu’un venait vous dire cela, lui accorderiez-vous un quelconque crédit ?

Certainement, j’en rirais si un tel individu se présentait à moi.

 Sakayanagi — « Il veut la gloire, l’argent. Il mise sur un beau créneau… ». C’est un peu cru, mais vous seriez bien plus crédible. De plus, vous avez un statut intéressant, de nature à en convaincre plus d’un de vous suivre et de faire de vous une pointure.

Moi — Je vois…

Sakayanagi — Bien sûr, ce serait mieux pour les enfants de ne pas être au centre de conflits d’intérêts. Mais… quel est votre intérêt à VOUS ? Quel est votre objectif ?

Moi — Statut, gloire et argent… Des choses classiques, en somme.

Il avait entièrement raison. Mais il y avait aussi autre chose.

Moi — De plus, le Japon n’est pas compétitif dans son état actuel. Mais nous ne voulons pas nous contenter de voir ce qui marche ailleurs pour recopier. Non, nous voulons être des pionniers dans l’éducation d’excellence afin de disposer de génies capables de rivaliser avec le reste du monde. Nous ne nous contentons pas de sauver des vies, mais nous voudrions en faire quelque chose de grandiose. Cet objectif est sincère.

Des sauvetages forcés et une instruction exigeante, cela ne suffisait pas pour faire bien voir ce projet. Au contraire.

Sakayanagi — Ainsi, l’éducation étant l’apanage des parents, vous pensez que les enfants ne disposant pas de cadre familial pourraient être élevés et éduqués dans votre intérêt.

Moi — Pas le mien, non. Celui de la nation.

Le Japon d’après-guerre ayant connu le boom économique se mourrait lentement.  Ce n’était qu’une question de temps avant que ce pays ne soit considéré comme en voie de développement.

Moi — Que pensez-vous de ces politiciens majoritairement âgés ? Pensez-vous qu’à 70 ou 80 ans, l’avenir du Japon les préoccupe ? Tout ce qui les intéresse, c’est le temps qu’il leur reste en vie. Qui sait, peut-être que j’évoluerai également dans cette voie. Mais en attendant, j’œuvre en pensant à notre jeunesse et à notre avenir. C’est pour cela que nous devons agir le plus rapidement possible.

Je me retrouvai à parler avec passion. M’étais-je laissé emporter par cet homme, ou étaient-ce mes habitudes de politiciens qui se manifestaient ? 

Sakayanagi — Naoe-sensei est-il au courant de votre venue ici ?

Moi — Eh bien non, c’est une initiative personnelle.

Il n’était pas tenu de me croire sur parole. Mais il sembla le faire, hochant la tête après m’avoir regardé dans les yeux.

Sakayanagi — Mon père et vous semblez avoir des approches éducatives très différentes. Mais je pense que la contradiction est source d’apprentissage. Ce qui explique d’ailleurs ma présence auprès de Naoe-sensei en ce moment.

Pour rappel, son père était le créateur du Lycée Public d’Excellence,  un des projets les plus novateurs en la matière. Mais c’était assez différent de ce que l’on voulait mettre en place, comme l’avait souligné Sakayanagi.

Sakayanagi — Je vais accéder à votre demande et vous présenter de nombreux collaborateurs. À une condition, toutefois

Moi — Laquelle ? 

Sakayanagi — Une fois ce projet concrétisé, permettez-moi de vous voir à l’œuvre.

Moi — Est-ce là tout ce que vous souhaitez ?

Sakayanagi — Ceci est très important à mes yeux. Je peux énormément apprendre de votre expérience en la matière.

Moi — C’est d’accord. Vous serez libre d’y aller et venir comme bon vous semble. Soyez donc patient en attendant le résultat de mon travail.

Cette contrepartie était bien négligeable pour avoir accès à son réseau. D’ailleurs, non seulement le lycée que son père avait mis en place m’intéressait, mais je n’étais pas contre obtenir des informations sur Kijima, rival de Naoe-sensei. L’information est le nerf de la guerre. Mais les choses allaient-elles être si faciles ?

Après tout, même si cet homme rayonnant semblait être un allié depuis le début, malgré quelques réserves, peut-être ne disait-il pas tout. En effet, ce n’était pas parce Naoe-sensei était derrière ce projet qu’il allait nous faire une confiance aveugle.

Je m’étais peut-être un peu emporté… Après tout, je n’avais même pas eu le temps de faire énormément de recherches sur lui. La confiance aveugle est une bien mauvaise conseillère, néanmoins, un homme politique doit être prêt à prendre des risques et en assumer les conséquences.

Moi — Si vous le souhaitez, je serais heureux de dîner avec vous prochainement. Vous devez sûrement avoir énormément de choses à dire sur l’éducation, la vôtre au lycée en particulier.

Sakayanagi — De même que j’apprécierais grandement vous entendre parler de politique, en plus de ce projet-là. Je serai ravi d’être en votre compagnie.

L’invitation à dîner et à d’autres événements donnait un peu plus de matière à cette relation naissante.

C’était parti pour le deuxième round.

2

À mon réveil, les tâches sur le plafond miteux semblaient trembler.

Moi — Je devrais peut-être me calmer sur l’alcool…

Alors que je restais là, hébété, incapable de rassembler l’énergie nécessaire pour me lever, j’entendis sonner à trois reprises à intervalle régulier. Remarquant peut-être que la porte n’était pas verrouillée, le visiteur entra sans hésiter. Kamogawa, qui n’avait pas donné de nouvelles depuis environ deux semaines, se présenta au bureau, le souffle coupé.

Kamogawa — Ayanokôji-san, débout !! Je nous ai dégoté l’endroit parfait !

Moi — Un peu moins de bruit, je te prie…

Avec mon manque de sommeil, j’avais l’impression qu’il me parlait avec un mégaphone. Les bourdonnements pleins les oreilles, je jetai alors un coup d’œil à ce que Kamogawa venait m’apporter.

Kamogawa — Tu empestes l’alcool, quelle chance… Où as-tu fait un si bon repas ?

Moi — Cela fait partie du métier, je ne vois pas en quoi c’est amusant.

S’il s’imaginait une soirée arrosée avec des femmes à gogo, il se mettait le doigt dans l’œil. En tant qu’homme politique, en plus, il y a cette lutte perpétuelle pour garder le contrôle tout en servant ses supérieurs. En clair, j’avais déjà ça en commun avec les hommes d’affaires. Sur ce, je regardai un peu les documents que Kamogawa avait apportés. Ils concernaient le lieu où nous allions nous installer.

Moi — Saitama. N’est-ce pas ta ville natale ?

Ce n’était pas surprenant ; il aurait été irréaliste d’établir le bâtiment à Tokyo, où les prix des terrains sont élevés.

Kamogawa — En effet. Les lieux étaient autrefois occupés par une usine de produits pharmaceutiques. Mais suite à un problème de pollution signalé dans la région, la société affiliée a fait faillite il y a peu. Les locaux existent donc toujours, et la taille semble idéale pour nos besoins.  

Je posai les documents sur mon bureau et utilisai mon ordinateur pour confirmer l’emplacement précis. C’est l’un des avantages de notre époque, obtenir des informations sans bouger de chez soi !

Cet endroit se trouvait à plus d’une heure de la gare la plus proche, et aucun bus ne desservait le coin. Le site internet semblait indiquait que l’on pouvait louer la propriété puis finir par l’acheter. Le prix était légèrement élevé par rapport à ce que je m’attendais du coin, mais tout se négocie.

Moi — 2,4 millions[4]… N’est-ce pas un peu cher payé ? À une demi-heure de la gare, nous avons la même chose pour 2,5 millions[5].

Kamogawa — Je suppose qu’il ne s’agit que d’un prix de départ.

En effet, il ne devait pas y avoir foule pour louer cet endroit. Négocier un prix plus intéressant allait sûrement être facile. D’autant plus en leur faisant comprendre que nous serions intéressés par du long terme.

Kamogawa — En tout cas, l’endroit est beau. N’est-ce pas ?

Moi — Tu sembles en effet très emballé. Et quelle est ton estimation budgétaire pour les travaux de rénovation et autres ?

Kamogawa — Nous y voilà !

Il sortit un autre document de son sac et me le présenta. Il semblait avoir le niveau de jugeote minimal puisqu’il avait tenu compte de ce genre de détails. J’avais même eu droit à une modélisation 3D !

Moi — Eh bien, même ça ?

Kamogawa — Oui. J’ai sollicité un ami travaillant dans le secteur de la construction, sans bien entendu lui parler du projet. Qu’en penses-tu ?

Moi — Pas mal. Mais le ravalement est-il nécessaire ? Je ne vais pas dépenser de l’argent pour de l’apparat.

Kamogawa — Tu es très minutieux sur la gestion de l’argent !

Moi — Disons que c’est le genre de détails auquel on pense plus tard.

Kamogawa — Très bien, j’essayerai d’en tenir compte.

La première étape consistait à mettre le projet sur les rails. Mais il nous fallait des résultats concrets.

Moi — Bien joué pour l’instant. J’aimerais contacter le propriétaire dès que possible.

Kamogawa — Directement, sans intermédiaire ?

Moi — Techniquement, nous sommes des intermédiaires. Autant y aller franco, au risque de ne pas arriver à se le mettre dans la poche. 

Kamogawa — C’est compris.

En parallèle, nous devions chercher un second et troisième candidat. Mais il allait nous falloir prendre une décision rapidement.

Kamogawa — À supposer que ça ira de ce côté… Qu’en est-il des enfants ? Ce sera difficile sans eux, la matière première.

Bien sûr, j’y travaillais en parallèle.

Moi — Ne t’en fais pas, c’est prévu.

Kamogawa — Tu as une idée en tête ? Tu peux me la partager, nous faisons équipe je te rappelle.

Je lançai un regard furieux à Kamogawa qui me regardait avec impatience.

Moi — Il y a des choses qu’il vaut mieux ignorer, parfois. Ou alors tu es prêt à croupir avec moi en prison, si jamais ?

Kamogawa — Eh bien… Non !!

Je ne le menaçais pas. Mais j’avais conscience des risques et avais pris quelques précautions, au cas où tout venait à sortir. Je ne voulais pas qu’il soit impliqué là-dedans, non pas pour le protéger, mais pour me protéger moi : qui sait ce qu’il pouvait divulguer au cours d’un interrogatoire musclé ?

Moi — M’enfin, si tu t’interroges vraiment là-dessus, il n’y a pas trente-six solutions pour obtenir des enfants.

Les nouveau-nés sans filiation identifiable envoyés dans un orphelinat ou placés par des intermédiaires spécialisés avant d’être adoptés, par exemple.

Au fond, tous les enfants n’avaient pas la chance d’être élevés par leurs parents biologiques. Encore fallait-il que ces intermédiaires puissent nous assurer des transactions sécurisées.

Moi — Tu te doutes qu’obtenir des enfants est plus facile à dire qu’à faire. Aucune autorité ne nous en confiera facilement, malgré notre statut de politicien. Ce n’est donc pas que je ne veux pas t’en parler, mais j’aimerais le faire quand ce sera plus concret.

Kamogawa — Je vois !

Certes, certaines mères pouvaient être prêtes à succomber à une belle somme d’argent et des promesses de la part du gouvernement. Mais nous ne devions pas penser que cela allait être une généralité.

Kamogawa — Qu’en est-il des enfants des orphelinats ?

Moi — Officiellement, cela n’existe pas au Japon. « Établissements de soins pour enfants », ou « Maisons d’accueil » dans le cas des nouveau-nés, ce qui nous intéresse. Eux aussi se méfieront certainement de nous.

Kamogawa — En effet…

Il n’était pas surprenant de le voir un peu déconnecté, lui qui avait passé son temps à ne s’occuper que de la partie immobilière du projet pour l’instant.

Kamogawa — J’essayerai de faire mes recherches de ce côté-là aussi.

Moi — Une fois que les locaux seront au point et que le projet sera officiellement reconnu comme initiative gouvernementale. 

Trouver les enfants n’allait être qu’un début : à terme, le but était la mise en place d’un foyer permanent. Comment s’y prendre ?  En misant sur la complicité d’un chef de service de gynécologie-obstétrique ? Ou carrément en ouvrant une clinique avec cette spécialité ? Trouver un docteur vendant son âme au diable n’était pas le plus difficile. Je montrai à Kamogawa une ébauche de mon plan sur ordinateur pendant que je lui expliquais. Je lui rappelais que l’idée était de créer un endroit pour les mères ne pouvant s’occuper de leurs enfants, pour être tranquilles. Les bébés de moins de 28 jours, le jour 0 étant le jour de naissance, sont appelés « nouveau-nés ». Certains nouveau-nés de trois mois sont pris en secret, leur mère signant une décharge valant renoncement à la garde. Les enfants sont ensuite élevés jusqu’à six mois avant d’être placés dans un programme éducatif.

Kamogawa — Donc tu vas devoir attendre quelques années avant de vraiment avoir la main sur un enfant ?

Moi — Ne sois pas ridicule. Les choses faites à moitié ne font pas bouger le monde, Kamogawa.

Nous devions les avoir au plus jeune âge possible pour démontrer une différence de capacité écrasante avec les enfants non élevés dans notre institut. Il en allait de la crédibilité de celui-ci : les enfants devaient être les meilleurs, tant au niveau de l’intelligence que des capacités physiques.

Moi — Plus notre échantillon est large, mieux c’est… De toute façon, que nous ayons un enfant ou vingt, nous en tirerons quelque chose. 

Peu importe combien d’enfants tenaient : si seulement dix survivaient, alors nous n’avions qu’à faire comme s’il n’y en avait que dix depuis le départ. Notre établissement allait en ressortir grandi.

Kamogawa — Mais comment éduquer des enfants en bas âge ? Ils ne parlent même pas, n’est-ce pas ?

Moi — As-tu déjà entendu parler du langage des signes pour bébé ?

Kamogawa — « Langage des signes pour bébé », qu’est-ce que c’est ?

Moi — Les nourrissons ne parlent pas, certes, mais ils peuvent communiquer à l’aide de gestes. Le développement du cerveau et des muscles est essentiel pour prononcer des mots, mais les mains et les doigts sont opérationnels bien plus tôt.

Bien sûr, il fallait attendre environs six mois pour qu’un bébé puisse potentiellement communiquer avec les signes.

Kamogawa — C’est fou…Haha…

Moi — Eh oui. Les bébés sont plus intelligents que nous le pensons. Si on ne leur apprend rien, ils pleurent. Si on leur apprend, ils nous expliquent pourquoi. 

L’objectif était bien sûr plus ambitieux : l’éducation précoce et complète de l’enfant dès la sortie de berceau. Tel était notre but ultime.

3

Nous avions pu obtenir une porte d’entrée avec le monde des affaires. Cependant, personne n’allait investir sans avoir une idée précise de ce que nous allions faire. Anticiper, donner des aperçus… C’est capital en politique.

Ce soir-là, je me rendis seul dans une chambre d’un petit immeuble du centre de Kabukichô. Je fréquentais ce cabaret deux à trois fois par mois, pour me changer les idées. Certes, ce business tombait légèrement en désuétude, mais il vivait grâce à sa clientèle plus âgée. Le monde de la nuit est lié à la politique.

  • Bienvenue, M. Ayanokôji !

Un garçon familier vêtu de noir m’accueillit et me dirigea vers le restaurant.  

Moi — Est-ce que Mika est ici ?

  • Oui, elle est à l’ouvrage. Elle m’avait dit que vous arriveriez bientôt, et elle avait raison. Veuillez donc me suivre, s’il vous plaît.

Il me montra la salle VIP à l’arrière du restaurant. Il y avait déjà quelques bouteilles et quelques snacks. Il était évident que notre venue était soigneusement préparée avant même notre arrivée.

  • Je vous prie d’attendre un instant.

Le garçon inclina la tête et quitta la pièce. Alors que je m’asseyais en silence sur le luxueux canapé, une vague d’épuisement m’envahit. Je n’avais même pas l’énergie d’attraper mon verre, alors je me contentai de m’avachir.

Moi — Ooof…

Je soupirai profondément, un peu surpris de moi-même. Je n’avais pas eu une seule bonne nuit de sommeil dernièrement, la faute à ce projet lourd de responsabilités confié soudainement. Je jouais ma vie là-dedans, aucune erreur ne pouvait être tolérée. Pour l’instant, nous avions un emplacement, mais pas assez de fonds pour le sécuriser. Nous n’avions ni équipe pédagogique ni personnel pour faire tourner la structure. Il allait falloir réfléchir à une façon de garder tout ce petit monde silencieux. L’argent allait sûrement être la clé.

Moi — L’argent, l’argent, l’argent…

Sakayanagi nous avait ouvert des portes, mais nous n’avions aucune idée de si cela allait concrètement aboutir à quelque chose.

Moi — Je ne sais pas ce qui va se passer…

Je fermai les yeux, incapable de supporter la somnolence. Cet endroit me changeait de mon bureau et de mon rigide dossier. Je m’allongeai, me demandant combien de temps s’était écoulé. Une minute ? Une heure ? Quand j’ouvris les yeux, je vis un visage qui me regardait en coin. Ses grands yeux, ses lèvres familières… Elle faisait toujours ça.

Mika — Réveillé ? 

Moi — Combien de temps ai-je dormi ?

Je me levai du canapé et me versai un verre de whisky pour me réveiller.

Mika — Peut-être dix minutes. Tu devais être très fatigué !

Seulement. Mais ce court laps de temps m’avait fait un bien fou. 

Mika — Désirerais-tu du thé, ou un verre d’eau ?

Moi — Disons que je me sens mieux quand je bois ça.

Mika hocha la tête avec étonnement, ajouta un peu plus d’alcool et essuyant l’eau du verre d’une manière familière.

Moi — J’ai une faveur à te demander.

Mika — Tu es à peine réveillé… Pourquoi ne pas oublier le travail pendant une petite minute ?

Moi — Je ne pense pas pouvoir y parvenir.

Je renforçai un peu plus mon emprise sur le verre dans ma main.

Mika — Je sais que ton travail est important pour toi.

Moi — La frontière est mince entre le travail important et celui qui ne l’est pas. Rien ne peut être ignoré. 

Dans mon cas, même ramasser des châtaignes était une tâche importante.

Mika — La vie de politicien est difficile. De nos images à la télé, nous les voyons s’endormir au parlement, accusés de corruption, de liaisons extra-conjugales, etc. Peu semblent faire leur travail correctement.

C’était à cela que ressemblait la politique pour la personne moyenne, hein ? Le parti au pouvoir et le parti d’opposition, censés faire leur travail, se chamaillaient comme des enfants.

Moi — Cela me convient. Tant que les échelons supérieurs restent à peu près sains d’esprit.

Avec autant de vieux politiciens au pouvoir, je profitai de quelques avantages.

Mika — Je pense que tu ferais un grand politicien, Atsuomi.

Elle dit cela, posant doucement sa paume sur ma cuisse.

Moi — Tu ne connais rien à la politique. Comment peux-tu dire ça ?

Mika — Certes, mais j’ai l’œil pour les hommes.

Mika avait déménagé à Tokyo juste après le collège. Enchaînant les petits boulots, elle se lança finalement dans le monde de la nuit. De par sa beauté et son attitude délicate, elle s’était hissée au rang de numéro 2 de ce bar à hôtesse. Elle m’avait rencontré en cherchant un lieu pour recevoir un parlementaire. Nous nous rapprochâmes, devînmes même amants. Malgré la fin de notre relation, nous restâmes en contact non seulement pour le plaisir charnel, mais également, car elle était talentueuse.  En effet, elle savait brillamment user de ses atouts, ayant entretenu plusieurs relations étroites avec des politiques au pouvoir ainsi que de l’opposition. Mika avait une règle d’or : rester discrète vis-à-vis de sa famille, ce qui faisait grandement les affaires des hommes venant se confier.

Les politiciens se méfient des femmes intelligentes : pour une conversation sur l’oreiller, ils leur préfèrent les simplettes répondant par un « huh » insipide lorsqu’un secret leur est divulgué. En bref, cela rassurait ces hommes de se dire qu’ils parlaient à une femme n’y comprenant rien. Mais cette Mika était différente. Elle n’avait aucune culture, mais était loin d’être dépourvue d’intelligence. Elle savait tirer profit de chaque parole d’un homme politique. À titre d’exemple, en échange de son aide, elle m’avait fait droguer et éliminer l’ancienne numéro un de ces lieux. Cette femme, que j’ai détruite, devait probablement maintenant jouer l’hôtesse dans un endroit cheap et glauque. Ainsi, nous étions liés par cette espèce de rapport marchand. 

Moi — J’aimerais en savoir plus sur certains d’entre eux.

J’étalai sur la table les photos de sept hommes d’affaires.

Moi — L’un des visages te semble familier ? Si non, penses-tu pouvoir te renseigner ?

Mika — Là, comme ça, je ne pense pas qu’aucun d’entre eux ne soit venu ici. Mais lui… Je crois l’avoir déjà vu quelque part… Je vais m’en assurer. Pourrais-je avoir son nom ?

Moi — C’est Sonezaki.

En parallèle, Mika composa un numéro.

Mika — Salut Sophia ! En fait, j’ai une question… Connaîtrais-tu un client nommé Sonezaki-san ?

Après une brève discussion entre amies, Mika mit fin à l’appel et hocha la tête.

Mika — Bingo. Il y avait ce gros client qui était fou de Sophia.

Moi — Eh bien, c’est une bonne chose. Ne pouvons-nous pas l’utiliser à notre avantage ?

Mika — Que veux-tu que je fasse ?

Moi — Ce Sonezaki est marié et a deux filles au collège. Il est naturel pour un homme riche de jouer avec les femmes, mais il ne voudrait pas que sa famille soit au courant de cette liaison.

Mika — Net et précis.

Moi — Fais comme bon te semble, tu as carte blanche.

Mika — Très bien. 

Moi — Et encore une chose. J’aimerais aussi que tu te rapproches de Sasada. Il ne semble pas au top de sa forme ces derniers temps, j’aimerais mettre la main sur une ou deux de ses faiblesses.

Mika — « Sasada » ? Pourquoi ?

Le visage de Mika ne cachait pas son dégoût à la mention du nom de Sasada.

Mika — Je n’aime pas les connards qui me touchent sans permission.

Moi — Il a des vues sur toi ?

Mika — Il m’a même proposé de l’argent si je passais la nuit avec lui.

Moi — Donne-lui ce qu’il veut. Je lui soutirerai encore plus d’argent

La meilleure arme dont un homme pouvait disposer, pour une stratégie simple.

Mika — Combien comptes-tu me payer ?

Moi — N’ai-je pas toujours tenu parole ?

Mika — Ok. Je n’aime pas ça, mais je vais faire ce que je peux.

Moi — Oh, et n’oublie pas de prendre soin de Naoe-sensei. Il a une très haute opinion de toi.

Mika — …Je ne sais pas.

Pour la première fois, l’expression de Mika devint sombre.

Mika — Je crois qu’on ne s’habitue jamais vraiment à ce genre d’homme.

Elle prit un sopalin et se mit à le plier au hasard.  C’était un toc quand elle parlait de quelque chose de désagréable pour elle.

Mika — Disons qu’il n’est pas un vieillard ordinaire. Son aura est unique.

Moi — Vous vous ressemblez beaucoup.

Mika — Ne te laisse pas tromper par sa vieille apparence.

Moi — Fais attention à toi, également. Je ne veux pas que tu sois vaincue.

Mika — Tu rigoles ? Ce que tu me demande, c’est du gâteau.

J’ai sorti une liasse de billets de mon portefeuille et les posa sur la table.

Moi — Garde-ça, pour l’instant.

Mika — Tu t’en vas déjà ? On a le temps !

Moi — Désolé… Le devoir m’appelle !

L’alcool et les femmes étaient des distractions, rien de plus rien de moins. Ce n’était que partie remise.

L’important, pour l’instant, était d’exécuter parfaitement le projet et de se faire un nom dans la faction Naoe.

4

Quelques mois plus tard, j’étais dans mon bureau, regardant les photos du bâtiment finalement rénové. Les sols, les plafonds, les murs… Tout était blanc. Le schéma de couleurs monochromes donnait à l’installation une impression de propreté. Le blanc évoque la pureté, l’innocence, presque la sainteté… Parfait pour les futurs visiteurs des lieux, qui seront sans doute nombreux du gouvernement. Certes, l’enseignement allait être la chose jugée, mais l’image n’était pas à sous-estimer.

Kamogawa — Bonjour, Ayanokôji-san.

Moi — Oh !

Kamogawa et son ingénieur revenaient de Saitama pour une dernière vérification, planche en main, afin de s’assurer que tout allait bien. L’ouvrage ayant pris fin, il revint au bureau l’air soulagé.

Kamogawa — Tous les travaux sont terminés.

Moi — Bon travail. Et le résultat est tout à fait ce que j’avais imaginé.

Kamogawa — Comment es-tu arrivé à ce résultat avec notre budget ? Cela aurait dû couter au moins deux fois plus cher !

Moi — Il suffit de tomber sur une entreprise de chantier sympathique !

Si vous chuchotez des mots doux en même temps que vous menacez les gens, ils coopéreront avec vous sans se soucier du profit.

Kamogawa — Le projet se concrétise vraiment, n’est-ce pas ?

Moi — Oui, c’est vrai.

Kamogawa — Tout ça c’est grâce à tes relations dans le monde des affaires, Ayanokôji-san. C’est une vraie performance de réunir près de 400 millions[6] de yens en une nuit !

Cet argent avait été investi dans les éducateurs, le terrain, les bâtiments et la construction de l’installation elle-même. Il est si difficile de collecter de l’argent, mais tellement facile de le dilapider.

Moi — Pour parler sérieusement, ces gens ont une quantité affolante d’argent, mais ils ont toujours faim d’honneur et de gloire. Si ce projet réussit, ils auront cela en retour. Et je ne suis sûrement pas le seul qu’ils soutiennent.

Ces gens investissaient probablement dans plusieurs affaires en même temps, y compris la mienne. Certains avaient sûrement oublié mon existence.

Kamogawa — Donc tu prétends qu’ils n’attendent rien ?

Moi — C’est mieux ainsi. Il vaut mieux rester discret.

Nous avions franchi un cap, mais il manquait une chose très importante pour le futur de la structure : les enfants.

Moi — Pour l’instant, il convient de donner un nom à cet établissement.

Kamogawa — Ah oui ? Aurais-tu déjà une idée ?

Moi — La White Room. Nous accentuons l’idée du blanc, qui renvoie encore une fois à cette idée de pureté.

Kamogawa — La White Room… C’est simple, mais très évocateur.

Dans l’imaginaire collectif, cet établissement devait être associé à quelque chose de pur, de positif.

Kamogawa — J’espère que des gens comme Naoe-sensei et bien d’autres nous rendront visite bientôt.

Kamogawa était optimiste. Mais les choses n’allaient pas être si faciles.

Moi — Tu sais, Kamogawa, le monde de la politique est plus complexe que « alliés » ou « ennemis ». Ne te repose pas trop sur tes lauriers, ou tu risques d’avoir des problèmes. 

Kamogawa — Quoi… ?

Il inclina la tête d’un air stupide, ne saisissant pas où je voulais en venir.

Moi — Tu n’es pas encore prêt, je suppose.

Même si les choses allaient bien, je m’imaginais toujours sur un pont prêt à s’écrouler à tout moment. Kamogawa était insouciant.  

Kamogawa — Que vas-tu faire, ensuite ?

Moi — Je suis censé faire passer quelques entretiens aujourd’hui. La White Room ne va pas s’administrer toute seule.

Il était impossible pour des amateurs d’éduquer des enfants à l’improviste. Kamogawa regarda sa montre et baissa la tête, l’air un peu déçu. Il devait se dire qu’il gênait, l’entretien débutant à 16h dans une dizaine de minutes.

Moi — Tu devrais y être aussi

Kamogawa — Oh, ça ne te dérange pas ?

Moi — C’est notre projet à tous les deux. Tu as un droit de regard sur les personnes qui y travailleront.

Avec une lueur joyeuse dans l’œil, Kamogawa commença à nettoyer à la hâte. Un peu plus tard, environ une minute avant l’heure prévue, on frappa au bureau.

Moi — Entrez.

Sôya, un homme vêtu d’une blouse blanche, s’approcha de moi avec un léger signe de tête.

Dr. Sôya — Je n’aurais jamais pensé qu’un chercheur égaré comme moi serait approché par une personne telle que vous.

Il dit cela avec un sourire en coin. Il essaya de me serrer la main, mais je baissai les yeux et levai le regard.

Moi — Je n’ai pas encore dit que je vous engageais.

L’homme qui apparut, Sôya, était auparavant médecin. Cependant, sa licence médicale lui avait été retirée après un certain nombre de déboires. Il s’était reconverti dans la recherche sur la génétique et la croissance humaines, ayant même publié un illustre article sur le sujet. Il était très apprécié par certains, mais son passé jouait contre lui.

Moi — Kamogawa, quel est ton avis ?

Kamogawa — Je n’ai rien de spécial à redire… Et toi ?

Kamogawa garda la bouche fermée, essayant de ne pas s’imposer. Mais il me semblait évident, en le regardant, qu’il se retenait.

Moi — Je veux entendre ton opinion.

Kamogawa — Hum, excusez-moi, mais pourquoi êtes-vous ici en blouse blanche ?

Dr. Sôya — Que dire… Je n’allais pas venir nu, n’est-ce pas ?

Kamogawa — Là n’est pas la question. Mais l’usage est plutôt de porter un costume pour un entretien.

Sôya regarda ses vêtements et hocha la tête de manière peu convaincante.

Moi — Je vois…

Dr. Sôya — N’est-ce pas une question triviale ? Ma tenue de tous les jours est une blouse blanche, donc je ne vois pas le problème. J’ai l’air même plus crédible avec ceci qu’avec un costume.

Sôya répondit sans la moindre gêne ni volonté de s’excuser.

Kamogawa — Ah, Ayanokôji-san… Que vas-tu faire ?

« Vas-tu vraiment engager quelqu’un comme lui ? »… C’était ce que ses yeux semblaient vouloir me dire. Certes, sa tenue était décalée pour un entretien d’embauche, mais la White Room n’avait que faire de ce genre de détails.

Dr. Sôya — Je ne suis plus licencié, mais je pense pouvoir être fier de mon parcours.

Moi — Je m’en fiche.

Je me devais de mettre les choses au clair, visiblement. Pour la première fois, l’attitude nonchalante de Sôya se durcit légèrement.

Dr. Sôya — Il suffit alors. Vous comptez aussi me reprocher tout un tas de choses, n’est-ce pas ? Vous m’aviez pourtant indiqué de ne pas tenir compte de mon passé. Vous êtes comme les autres finalement.  

Moi — Veuillez éviter les conclusions hâtives. Justement, je me fiche de tout. Votre parcours professionnel, l’université dont vous êtes diplômé, l’hôpital dans lequel vous avez travaillé, vos polémiques ou vos crimes…

Sôya était prêt à se lever de son siège, mais s’arrêta.

Moi — Ce qui m’intéresse, ce sont vos compétences actuelles. Vous étiez un médecin renommé, avec une bonne connaissance de l’être humain. Avez-vous toujours confiance en vos capacités ?

Dr. Sôya — Je peux diagnostiquer une personne d’un seul regard. Cela n’a pas changé.

Pour la première fois, Sôya montra son visage de chercheur.

Dr. Sôya — Entrer dans l’illégalité nécessite bien du courage et de la détermination. Ce qui serait utile ici, bien qu’il me faille être sur le terrain pour réellement démontrer ce que je sais faire.

Moi — Nous n’avons pas le temps pour cela.

Dr. Sôya — Je vous en prie…

Sôya s’inclina profondément, même si je ne le lui avais pas demandé.

Sôya — Voici déjà trois ans que j’ai été mis à l’écart, rongeant mes économies et me noyant dans ma frustration. Je vis en paria.

Moi — Vous semblez regretter certaines choses.

Sôya — Des regrets ? Absolument pas. Je me demande surtout pourquoi ces personnes m’ont vendu.

Il ne semblait pas se remettre en question. C’est dans la nature humaine de toujours plus s’enfoncer dans les ténèbres. Kamogawa, qui avait mené une vie sérieuse et douce, vivait sur une autre planète à côté.

Moi — Je vais vous donner une chance de vous relever. À partir de maintenant, vous travaillerez pour moi en tant qu’ancien médecin et chercheur. Vous serez en charge des sujets que vous aiderez à grandir.  Est-ce clair ?

Cet homme qui n’avait nulle part où aller n’avait pas à se plaindre tant qu’il était employé à des tarifs similaires à ce qu’il pratiquait.

Dr. Sôya — Merci infiniment. Vous ne serez pas déçu !

Je lui fis donc comprendre qu’il était engagé, avant de mettre fin à l’entretien.

Kamogawa — Je me demande si c’est vraiment une bonne idée d’engager un type comme ça… Je suis inquiet.

Moi — Ton inquiétude est légitime. Mais c’est dans notre intérêt.

Kamogawa — Ah oui ?

Moi — Il n’a aucun réseau, est avide d’argent et se fiche de la gloire. Autrement dit, tant que nous lui versons un salaire il se tiendra à carreau. Puis à supposer qu’il voulait nous trahir, il n’aurait personne vers qui se tourner.

Éventuellement, il pouvait nous menacer et exiger des augmentations. Mais ce n’était peut-être pas très pertinent dans un milieu flirtant avec la légalité.

Moi — Il a dû comprendre qu’il valait mieux ne pas être mon ennemi.

Kamogawa — Je vois…

Moi — Puis cet homme n’est pas un cas isolé. Tous nos candidats ont connu des destins similaires malgré leurs excellentes capacités.

Ce n’était pas une bonne personne, mais il est très fiable. Tout comme les autres professionnels que nous avions convoqués. Par exemple un gynécologue-obstétricien, un expert en écologie de la santé et un entraîneur ayant formé des athlètes olympiques. Et tout ceci n’était que le début, nous avions étendu notre champ d’action et fait appel à des génies dans toutes sortes de domaines spécialisés dans le développement des enfants.

Kamogawa — Mais n’aurait-il pas fallu le faire parler davantage ?

Moi — À quoi bon ? Je ne connais rien ni en médecine ni en éducation. Je leur fais juste comprendre que je suis confiant et que je ne me contente que du meilleur.

Kamogawa — Donc les candidats… Sont quasi sûrs d’être pris ?

Moi — Eh oui ! C’est pour cela que ça n’a aucune importance que tu sois là ou non.

À la rigueur, cela donnait un peu plus de consistance à l’entretien. Entretiens dont j’étais sûr d’apprendre énormément. Mais, au bout du compte, ce n’était pas tout à fait un amateur comme moi qui allait prendre les décisions.

Moi — En fait, les personnes seront évaluées… par leurs pairs.

Une autre équipe d’experts allait analyser les résultats obtenus par ces gens. Ceux n’étant pas à la hauteur allaient être impitoyablement écrasés !

5

Kamogawa — Oh, enfin terminé… C’est plus fatigant que prévu.

Nous étions sur les entretiens depuis 16h. Il était 20h passé maintenant et nous avions rencontré un total de six personnes. Komagawa était épuisé. Ces personnes étaient sans aucun doute des pointures dans leur domaine. Mais qu’est-ce qu’elles étaient répugnantes. On ne devrait même pas les considérer comme des êtres humains. Il aurait été tentant d’engager tout le monde sans réfléchir, mais…

Kamogawa — Que vas-tu faire, alors ?

Moi — Ishida et Sôya sont engagés, malgré leur attitude. Tabuchi également, qui semble avoir un zeste de sensibilité. Les autres ont des névroses risquant de compromettre leur travail, donc ce sera un non. 

Kamogawa — Mais il avait l’air super lui, non ? Sa carrière, sa personnalité… Je ne comprends pas.

Restait à savoir s’ils allaient convenir pour le projet. Certes, ils étaient intéressants, mais aucun ne m’avait paru exceptionnel non plus. Allait-on vraiment obtenir une structure hors-norme avec ces gens-là ? J’étais anxieux.

Moi — Sortons dîner.

Je devais me changer les idées, me torturer l’esprit n’allait pas m’aider.

Moi — Dans ces moments-là, il convient de prendre du bon temps.

J’invitai Kamogawa à dîner pour changer d’air, me levant et sortant mon téléphone de la poche.

Kamogawa — Ayanokôji-san, tu as fait tomber quelque chose, non ?

Il me tendit un morceau de papier qu’il avait ramassé par terre. C’était une carte de visite.

Moi — Tsukishiro, hein ?

D’après Naoe-sensei, il faisait un peu de tout dans la vie.

Kamogawa — Oh, il t’avait donné sa carte, c’est vrai. Quel bazar !

Moi — Je pourrais bien tenter ma chance avec lui, tiens.

Kamogawa — Tu vas l’appeler ? Son sourire était effrayant, néanmoins. 

Malgré son statut douteux, Naoe-sensei n’aurait jamais laissé une personne inutile l’approcher. Je tentai alors d’appeler le numéro figurant sur la carte de visite, je n’avais rien à perdre. S’il ne répondait pas, on pouvait dire que c’était un signe. Après quelques sonneries…

M. Tsukishiro — Je m’attendais à avoir de vos nouvelles, Ayanokôji-san.

D’après le ton de sa voix, l’homme qui décrocha n’était nulle autre que Tsukishiro lui-même.

Moi — Comment avez-vous su qu’il s’agissait de moi ?

Je ne lui avais jamais donné mon numéro, et c’était la première fois que j’appelais Tsukishiro.

M. Tsukishiro — Je me renseigne tout naturellement, à l’avance.

Moi — Je n’aime pas cela. 

Je n’étais pas plus surpris qu’il ait mon numéro, après tout c’était une information facile à obtenir en demandant à Naoe-sensei ou sa secrétaire. Je n’apprécie juste pas de le voir agir comme s’il savait que j’allais téléphoner.

Moi — Que vous a demandé Naoe-sensei ?

Je sentais naturellement que quelque chose se tramait derrière mon dos.

M. Tsukishiro — Je ne peux vous répondre ici.

Moi — Vous me surveillez pour vous assurer que je ne fais pas d’erreur, n’est-ce pas ?

Vous ne pouvez pas percevoir l’essence de ce qui se passe ou ce qui contrarie l’autre personne juste à partir de sa voix. Je prenais un gros risque. De plus, cet homme ne semblait pas montrer ses ouvertures facilement, du moins, d’après mon intuition.

M. Tsukishiro — Si cela ne vous dérange pas, pourquoi ne pas nous rencontrer bientôt ? Vous pourriez en tirer parti.

Pendant que je réfléchissais, Tsukishiro lança une invitation.

Moi — Qu’attendez-vous ?

M. Tsukishiro — Vous m’avez appelé, car vous avez un problème, non ?

Moi — Vous êtes bien présomptueux, vous ne connaissez pas encore la raison de ma prise de contact. Ne soyez pas trop cupide. 

M. Tsukishiro — Je suis même prêt maintenant, si vous le souhaitez.

« Maintenant », carrément ? Il semblait très sûr de lui. Je craignais un piège, mais décidai de jouer son jeu.

Moi — Très bien, si ce n’est pas du bluff.

M. Tsukishiro — Bien sûr que non. Qu’allons-nous faire ? Je peux venir vous voir. Vous êtes dans votre bureau, n’est-ce pas ?

Grr… Quel salaud !  Il savait même où j’étais au moment où je l’appelais ?

M. Tsukishiro — Je pense qu’il sera plus agréable de se parler en face à face. Rendez-vous dans une heure environ.

Moi — Cela me convient.

S’attendre à un appel de ma part était une chose. Mais j’étais persuadé que Tsukishiro était au courant de mes faits et gestes. Naoe-sensei était bien plus présent que je ne l’imaginais.

Kamogawa — Hum, qu’est-ce qui se passe ?

Moi — Je vais rencontrer Tsukishiro maintenant.

Kamogawa — Oh, vraiment ? Mais nous devions aller dîner…

Moi — Je te recommande d’y aller, je vais le rencontrer seul.

Avec un pied dans le projet, Kamogawa était une mine d’information qui pouvait être utilisée contre moi par une personne malveillante. 

6

Une heure était passé. Je l’attendais à l’extérieur pour voir son entrée en jeu. Ainsi, une BMW noire arriva.

M. Tsukishiro — Je vais me garer, attendez-moi s’il vous plaît.

Tsukishiro baiss la vitre, se gara et revint.

Moi — Je ne pensais pas vous voir au volant. 

M. Tsukishiro — Je fais pratiquement tout moi-même. Puis laisser quelqu’un conduire revient à mettre sa vie entre ses mains, non ? L’idée ne me plaît pas.

Je pensais qu’il exagérait, mais il n’avait peut-être pas tort. J’y repensais souvent. Enfin, je fis entrer Tsukishiro dans mon bureau et le fit s’installer.

 Moi — Alors, vous aviez sous-entendu pouvoir m’aider. Savez-vous ce que je veux ?

Il y avait une présence étrange dans l’air à côté de son sourire constant.

M. Tsukishiro — Oui, c’est à propos du projet de Ressources humaines, n’est-ce pas ?

Moi — Vous semblez absolument tout savoir. Alors Naoe-sensei ne comptait pas que sur moi, tout ce temps.

Ce jour-là, j’avais pensé que Naoe-sensei n’en avait parlé qu’à moi et Kamogawa. J’ai été naïf de raisonner de la sorte, après tout j’étais bien inexpérimenté et Naoe-sensei n’avait pas le droit à l’erreur. 

Moi — S’il m’arrive malheur, reprenez-vous ce projet ?

M. Tsukishiro — Qui sait ?

Bien sûr, il ne répondit pas directement. Nous avions à peu près le même âge, pourtant il semblait avoir une grande expérience en la matière. Pas étonnant qu’il ait été dans la boucle du projet.

Moi — Non, on me remplacerait juste par un autre politicien.

En cas d’échec de Kamogawa et moi, quelqu’un d’autre reprendrait l’affaire sous la supervision de Tsukihiro rapportant le moindre détail à Naoe-sensei.

M. Tsukishiro — Excellent… Vous avez à moitié raison, Ayanokôji-san.

Moi — « À moitié » ?

M. Tsukishiro — J’ai deux missions. L’une est celle que vous venez d’énoncer. L’autre est d’assister le politicien en charge du projet.

Moi — Assister ?

M. Tsukishiro — Un soutien, en clair. Vous ne semblez pas apprécier cela.

Je n’avais rien contre l’idée, mais il me semblait devoir supporter seul la charge de l’éventuel échec.

Moi — Et pourquoi Naoe-sensei se fierait à vous ? Vous n’êtes pas beaucoup plus âgé que moi.

M. Tsukishiro — En effet. Dans le monde de la politique nous sommes relativement tous deux des jeunes hommes. Cependant, l’âge n’a pas d’importance tant que nous sommes bons dans ce que nous faisons. Dans mon cas, j’ai fait mes preuves, et pas qu’avec des politiciens.

Tsukishiro était si sûr de lui. Ce n’était pas un excès de confiance, simplement son expérience qui témoignait.

Moi — Avant de vous solliciter, je souhaiterais confirmer quelque chose.

Je sortis le journal de ce matin et pointai un article du doigt.

Moi — Ville d’Oarai, dans la préfecture d’Ibaraki. Un corps a été trouvé dans le port ici.

M. Tsukishiro — Et ?  Des gens meurent chaque seconde dans tout le pays.

Moi — Je connaissais cet homme. Un journaliste local, loup solitaire qui n’appréciait guère la politique, et en particulier le Parti des Citoyens. Il avait approché plusieurs fois Naoe-sensei pour obtenir une interview.

M. Tsukishiro — Je ne vois pas bien où vous voulez en venir.

Moi — Vous êtes derrière cela, Tsukishiro ?

M. Tsukishiro — Vous êtes du genre très direct, Ayanokôji-san. Vous attendez-vous à ce qu’on vous réponde « oui » ?  

Moi — Ce n’est pas tout à fait ce qui m’intéresse. En réalité, je voulais savoir si ce journaliste en avait après Naoe-sensei quand il vous a rencontré au ryotei, l’autre jour.

Tsukishiro ne leva pas un sourcil et jeta un coup d’œil à l’article.

M. Tsukishiro — Cet homme tentait d’écrire un article sur Naoe-sensei. Ce dernier aime les jeunes femmes, mais a une famille. L’image du Parti des Citoyens était en jeu.

C’était la vraie raison pour laquelle Tsukishiro était là, l’autre soir. Il avait gardé un œil sur Naoe-sensei, identifié et éliminé le journaliste qui le suivait. Bien sûr, il n’allait jamais l’admettre. Je serrai le poing et l’abattis avec force sur la table.

M. Tsukishiro — De la peur ? Oh, non… Pas de la colère non plus, hein ?

Tsukishiro, qui analysait mon comportement avec intérêt, poursuivit. La peur, l’effroi et l’horreur étaient des réactions naturelles à cette histoire. L’homme qui se tenait devant moi, avait peut-être tué une personne de sang-froid dans le cadre de ses fonctions. Mais je n’avais pas peur de Tsukishiro.

M. Tsukishiro — « Pourquoi on ne m’a pas donné ce travail »…  Je pense que c’est la source de votre colère.

Moi — J’ai toujours fait le sale boulot. Toujours.

J’étais sûr de pouvoir exécuter le moindre ordre de sensei mieux que lui.

Moi — J’aurais caché le corps bien mieux que cela.

M. Tsukishiro — Je sais que vous êtes proche du clan Oba, Ayanokôji-san.

À quel point était-il renseigné sur moi ?

Moi — Alors vous savez bien que je n’ai rien à craindre de vous.

M. Tsukishiro — Le clan Oba n’est pas une si grande organisation malgré son grand réseau criminel. Je peux imaginer le mal que vous avez dû vous donner pour établir une relation avec ce dernier. Mais une simple disparition n’aurait pas dissuadé ces innombrables rats qui gardent un œil sur Naoe-sensei.

Autrement dit, il avait délibérément fait en sorte que le cadavre soit découvert. Que Tsukishiro soit impliqué ou non n’avait plus d’importance. Le menacer en l’attrapant par le col n’allait sûrement pas fonctionner. Le fait que je me dise ça signifie que sa stratégie fonctionnait déjà.

M. Tsukishiro — Je suis navré que vous soyez contrarié. Mais cela montre l’importance que revêt ce projet pour Naoe-sensei, et l’estime qu’il a pour vous en vous épargnant de vous salir les mains pour un journaliste. D’ailleurs, puisqu’on en reparle, j’ai bien entendu pris toutes les précautions pour que la découverte du corps ne nous impacte pas.

Cet homme était dangereux, mais il était bon et parlait sans la moindre once d’hésitation tant il semblait savoir ce qu’il faisait. L’apprivoiser allait donc m’être nécessaire pour atteindre les sommets.

Moi — La langue manque d’adjectifs pour exprimer à quel point vous m’êtes désagréable. Mais je suppose que nous allons faire avec.

M. Tsukishiro — J’aime cette façon de penser ! Laissons nos sentiments personnels de côté !

Tout bavardage supplémentaire était stérile. Je décidai d’aller droit au but.

Moi — J’étais justement en train de faire passer des entretiens au personnel du nouvel institut. Nous avons certainement recruté un large panel de personnes, mais il nous manque… cette cerise sur le gâteau, vous voyez. La trouver risque de prendre du temps.

M. Tsukishiro — Vous me demandez donc de le faire ? Et rapidement ?

Moi — Si vous en connaissez un. Mais je ne veux pas un travail bâclé.

M. Tsukishiro — Ne vous en faîtes pas. Je pense connaître quelqu’un qui pourrait vous convaincre.

Moi — Vraiment ?

M. Tsukishiro — Encore faut-il que je vous le présente… Vous voyez où je veux en venir ?

Nous vivons dans une société marchande. Que cela nous plaise ou non.

Moi — Quel est votre prix ?

Si cette personne valait vraiment le coup, son prix était mien.  

M. Tsukishiro — On pense souvent à proposer de l’argent. Toutefois, je vois les choses autrement. J’aime, dans un premier temps, discuter un peu avec des clients potentiels. Cela vous va ? 

Moi — J’ai passé ma journée à recevoir des candidats, quelle ironie d’être moi-même évalué.

Je décidai toutefois de mettre ma fierté de côté pour saisir cette opportunité.

Moi — Mais faisons comme cela.

Je décidai de jouer son jeu pour voir si je pouvais en tirer profit.

M. Tsukishiro — Je vous remercie.

Tsukishiro sortit un dossier bleu clair transparent et en tira quelques papiers. Je me demande s’il avait déjà prévu d’en arriver là.

M. Tsukishiro — Ayanokôji Atsuomi, 31 ans. Homme. Né aux alentours d’Aso, préfecture de Kumamoto.

Moi — Une petite minute. Quel est l’intérêt de ces informations ici ?

M. Tsukishiro — Elles ont toute leur importance.

Son sourire d’hyène me donnait envie de vomir.

M. Tsukishiro — Nous négocions pour nous associer, d’égal à égal. Ou peut-être pas. Cela dépend de vous. Soyez libre de dire tout ce que vous avez sur le cœur, néanmoins !

Il souriait, mais je me demandais à quel point il était sérieux. J’avais déjà décidé d’aller sur ce terrain-là, je ne pouvais plus reculer.

Moi — Je sais que nous avons des personnalités différentes, mais similaires. Auprès de Naoe-sensei j’ai acquis une certaine habitude de réserve. Je vais néanmoins tâcher de vous répondre sans détour. 

M. Tsukishiro — J’aime mieux cela.

Après avoir souri, Tsukishiro recommença à parler.

M. Tsukishiro — J’ai épluché votre parcours du mieux que j’ai pu. Votre vie n’a pas été simple, avec une enfance des plus précaires. 

Je n’étais pas sûr de l’étendue de ses recherches, mais il ne semblait pas avoir fait les choses à moitié. Peut-être même était-il entré en contact avec des gens m’ayant connu par le passé, en tant qu’enfant ou étudiant.

M. Tsukishiro — J’ai également pu me renseigner sur votre histoire familiale. Je crois savoir que vos parents vous ont abandonné très jeune et que vos grands-parents paternels vous ont élevé.

D’après sa façon de parler, il était clair que je ne pouvais rien réfuter.

Moi — En effet. Sans parents, sans le sou et sans maison décente.

M. Tsukishiro — Dans quel genre d’endroit viviez-vous ?

Moi — Dans un genre de cabane, débarras agricole géré par les habitants du quartier. Son toit était en tôle fragile, et nous n’avions ni gaz ni électricité. Nous ne prenions de bains qu’une ou deux fois par semaine avec de l’eau bouillie à l’aide d’un poêle.

Ce n’était pas un passé dont on pouvait être fier, pour d’autres cela pouvait même être vu négativement. Mais, personnellement, je n’en avais pas honte. C’était peut-être ce qui m’avait donné ma détermination actuelle.

Moi — Mon grand-père est mort quand j’étais au collège. Cela a été un tournant, car, avec la petite somme d’argent reçue de l’assurance, ma grand-mère et moi avions pu acquérir une veille maison à proximité.

Rien de bien fou, mais j’étais heureux d’emménager dans ce qui me semblait être un palace à côté de notre ancienne « maison ».

M. Tsukishiro — Votre grand-mère est-elle toujours de ce monde ?

Moi — Elle nous a quittés, j’avais la vingtaine, je crois.

M. Tsukishiro — C’est très irresponsable de votre part.

Moi — Je ne l’ai pas vue mourir, et ça ne m’intéresse pas. J’étais trop occupé à vivre pour moi-même.

J’avais bien reçu un appel de la famille éloignée, mais n’avais pas assisté aux funérailles.

Je m’étais contenté de contribuer au strict minimum financièrement, les laissant s’occuper de tout. Je n’avais aucune idée d’où était la tombe, la sienne ou celle de mon grand-père d’ailleurs. 

M. Tsukishiro — Je vois qu’après tout le travail qu’elle a fait pour vous élever, sa fin n’a pas été bonne.

Moi — Tout est relatif.

Bien sûr, j’avais conscience d’à quel point il était difficile d’élever un enfant. Même si je n’étais pas des plus difficiles.

Moi — Mais il est vrai que son fils l’a abandonnée, tout comme le petit-fils que ce dernier avait laissé derrière lui. Leur vie n’aura été que misère, ils n’auront jamais eu l’opportunité de goûter au luxe.

Je n’aurais voulu de cette vie pour rien au monde.

M. Tsukishiro — Et avez-vous des remords vis-à-vis de ça ?

Moi — Non. Absolument pas. Ma grand-mère a vécu en perdante et est morte en perdante. Si elle m’avait abandonné et avait fait bon usage de l’argent de l’assurance, sa vie aurait pu être un tantinet meilleure.

Pas question de finir dans la même misère. Je savais ce que je voulais.

M. Tsukishiro — Quand avez-vous décidé de devenir un politicien ?

Moi — Quand j’étais hôte, une cliente m’avait confié quelque chose : les politiciens peuvent gagner de l’argent et acquérir du pouvoir.

En fait, de nombreux membres du Parlement fréquentaient les cabarets. J’enviais ces gens qui jouaient avec l’argent du contribuable.

M. Tsukishiro — Vous vous êtes présenté pour la première fois à l’âge de 25 ans, mais vous avez échoué lamentablement avec l’obligation de rembourser vos frais de campagne.

Tsukishiro était très précis dans les informations qu’il donnait.

M. Tsukishiro — Vous avez annoncé votre intention de vous représenter lors de la dissolution de la Chambre des représentants, alors que vous aviez 27 ans. C’est alors que Naoe-sensei vous a approché.

Moi — Vous évoquez une période difficile. J’avais approché Naoe-sensei par le biais de mon métier d’hôte, à travers les femmes. Certes, cela n’a pas tout fait, mais il avait compris mon enthousiasme et mon ambition.

Tsukishiro hocha la tête en signe de satisfaction, mais je m’attendais à ce qu’il creuse davantage la question.

M. Tsukishiro — Merci beaucoup pour les détails.

En fermant le dossier, Tsukishiro se tourna vers moi.

M. Tsukishiro — Bien. Je vous accepte comme client.

En disant cela, Tsukishiro sortit un nouveau dossier.

Moi — Attendez ! Est-ce vraiment tout ?

M. Tsukishiro — Vous avez encore beaucoup à apprendre, mais peu importe. L’intelligence est une chose, mais l’essentiel réside dans vos idées et votre ambition teintée de ténèbres. Une excellente qualité pour un politicien !

Je baissai les yeux sur le dossier en face de moi.

M. Tsukishiro — Je suis sûr que cet homme saura répondre à vos attentes.

Savait-il que je l’avais contacté pour trouver un chercheur ? En y réfléchissant, peut-être bien que Naoe-sensei me soutenait dans les coulisses.

Moi — Alors… Combien voulez-vous ?

M. Tsukishiro — Pas aujourd’hui. Vous me rendrez l’appareil dans le futur avec une grosse somme d’argent. Je crois en vous, vous êtes quelqu’un d’avenir, c’est pourquoi j’accepte ce travail.

Moi — À combien d’autres avez-vous fait avaler les mêmes couleuvres ?

Même cet homme, qui prétendait avoir reconnu mes qualités, avait admis avoir décidé de coopérer qu’en raison de mes origines.

M. Tsukishiro — Je ne saurais compter !

Il l’admit simplement sans détour et se leva.

M. Tsukishiro — Plus vous êtes compétent, plus vous vous faites d’ennemis en politique. Les grands enjeux vous exposent à de gros risques. Votre méchanceté et votre ambition peuvent rencontrer des obstacles.

Moi — Je ne serai écrasé par personne.

M. Tsukishiro — En effet, ou alors vous emporterez très certainement ces gens avec vous. Donc je ne m’en fais pas trop à votre sujet.

En tant que novice en politique, je ne pouvais rien faire sans le soutien de Naoe-sensei. C’était un fait. D’un seul coup, une fois sorti du bureau, un homme plutôt jeune en blouse blanche vint nous retrouver.

M. Tsukishiro — Voici celui que vous cherchez. Je lui avais donné rendez-vous à cette heure-ci.

Moi — Vous aviez vraiment tout planifié depuis le début ?

M. Tsukishiro — Bien entendu, je n’avais pas l’intention de vous laisser le rencontrer si vous n’aviez pas réussi cet entretien.

Après avoir dit cela, Tsukishiro s’inclina et quitta le bureau. Un autre entretien s’ajouta donc à cette journée. Son nom était plutôt inhabituel : Suzukake Tanji.

Dr. Suzukake — Bonjour.

Moi — Asseyez-vous.

Tsukishiro, bien qu’il ait été présenté par Naoe-sensei, était quelqu’un dont je me méfiais encore un peu. Je décidai donc de sonder cette personne en bonne et due forme. L’entrant nommé Suzukake Tanji avait l’air d’un homme d’âge moyen négligé avec sa barbe de trois jours, mais il avait deux ans de moins que moi. Diplômé de l’université de Tokyo en étant major de promotion, il est parti aux États-Unis, mais ne semblait rien avoir réalisé de notable depuis. Il ne semblait rien avoir d’exceptionnel, je ne comprenais toujours pas pourquoi Tsukishiro m’avait recommandé un tel homme.

Moi — Votre CV semble très vide, que faisiez-vous à l’étranger ?

Dr. Suzukake — Je faisais ce que je voulais faire.

Moi — Et que vouliez-vous faire, au juste ?

Dr. Suzukake — Eh bien, beaucoup de choses.

Moi — Pourriez-vous être un peu plus précis ?

Dr. Suzukake — Observer les gens[7].

Est-ce si dur pour les gens de notre époque de s’exprimer correctement, avec les bons honorifiques ? Ou cette personne avait-elle si peu de dignité ?

Moi — Et pourquoi avez-vous accepté cet entretien ?

Dr. Suzukake — J’ai entendu dire que ça payait bien. J’ai besoin d’argent pour rester à l’étranger.

Moi — Je suppose que le coût de la vie y est plus élevé qu’ici, en effet.

N’importe qui resterait là-bas s’il en avait la possibilité. Je comprenais par ses mots que s’était son intention, en tout cas.

Moi — Je voudrais savoir des petites choses, néanmoins.

Dr. Suzukake — Ah ouais ? Lesquelles ?

Moi — Avant ça, veuillez cesser de vous exprimer de manière si répugnante. Dans votre tête, pensez ce que vous voulez de moi. En tout cas, j’aimerais en apprendre un peu plus sur vous avant de vous engager.

Dr. Suzukake — Autant que je m’en aille maintenant, non ?

Il se redressa légèrement et croisa les jambes.

Moi — Pour faire simple, votre parcours est intéressant. Diplômé avec les honneurs, d’écoles prestigieuses qui plus est, mais vous n’avez laissé aucune trace derrière vous.

Dr. Suzukake — La scène n’était pas encore prête pour mon arrivée.

Il marqua une courte pause, puis reprit.

Dr. Suzukake — Je ne cherche pas la gloire, mais je veux comprendre l’humain. Ce projet de développement des ressources humaines me parlait donc énormément.

Moi — Pas de gloire, hein ? Pourtant, si vous répondez à nos attentes, vous pourriez être récompensé d’une manière qui dépasse largement vos espérances. La gloire viendra à vous malgré vous !

Je lui remis les documents sur la White Room. Suzukake commença immédiatement à les parcourir. Je devais appâter ces chercheurs et espérer voir leur talent en retour. C’était un pari. Et quelle surprise : les yeux de cet homme s’illuminèrent comme ceux d’un enfant. Il passait en revue les installations, l’environnement prévu, et commença à murmurer tout un tas de choses.

7

Plus tard ce jour-là, je visitai la White Room de Saitama, qui avait été rénovée. Je pensais à des angles de photos, tout en espérant attirer des éducateurs. Puis Kamogawa vint me solliciter.

Kamogawa — Merci d’être venu, Ayanokôji-san. Par rapport aux enfants… C’est en cours, n’est-ce pas ?

Moi — Cela va de soi, le processus est déjà lancé.

Kamogawa — Oh, c’est  super ! Bon, inutile de m’en dire plus, je n’ai pas envie d’avoir des ennuis !!

Ma méthode, que je ne pouvais partager à Kamogawa, était la suivante : obtenir des nouveau-nés au marché noir en utilisant le réseau du clan Oba. Il était bien évident qu’il allait nous falloir trouver une solution un peu plus légale, à long terme. En cas de succès de notre structure, il allait nous suffire de créer un site internet et de nous présenter comme une fondation accueillant des enfants de parents dans l’impossibilité de les prendre en charge. L’idéal étant de coopérer avant-même la naissance de l’enfant, par exemple en trouvant ces femmes ne pouvant même pas se permettre de payer les frais d’accouchement et se voyant contraintes de le faire clandestinement.

Bien sûr, porter un enfant ne suffit pas à se prétendre parent, malgré le lien unissant une mère et son enfant qu’elles sont en incapacité d’élever. Quid alors de celles qui changeraient d’avis ? De celles intentant un procès pour récupérer leur enfant ? Les gens remonteraient jusqu’à la White Room, fragilisant la réputation de Naoe-sensei. Il nous fallait vraiment faire un tri et ne prendre que les enfants de celles réellement inaptes à être mères, ou ayant des problèmes divers. Sur la page d’accueil, nous pouvions faire usage d’une myriade de belles guimauves hypocrites : « N’ôtez pas une vie », « Venez, même anonymement », « Nous conseillons les personnes dans le besoin », « C’est ceci, la solidarité »… une série de slogan laissant miroiter un futur pour elles-mêmes et pour leurs enfants. 

La première étape consistait à rencontrer les mères à l’hôpital.

Ensuite, ni leur nom ni leur lieu de résidence n’allaient leur être demandé, mais seulement les raisons pour lesquelles elles pensaient ne pas pouvoir élever leur enfant. Si elles imaginaient cette situation comme temporaire, le placement dans une famille d’accueil pouvait être envisageable. Quand les raisons étaient financières, il était possible de s’arranger. Les parents ayant confié leur enfant à l’hôpital disposaient d’un délai de réflexion d’une semaine, pour changer d’avis. Passé ce délai, les bébés non réclamés allaient être rassemblés et envoyés dans la White Room.

L’idée pour nous allait être de garder un lien avec chaque mère, sous forme d’un nom ou pseudo, au cas où une mère voudrait éventuellement récupérer son enfant quelques années plus tard. Bien sûr, nous ne pouvions rien pour ceux placés en famille d’accueil. Nous avions intérêt à prendre ces précautions histoire d’éviter toute médiatisation de notre institution, en particulier lorsque la base de celle-ci était illégale. Dès qu’il y a des enfants en jeu, une affaire est délicate.

Moi — Mais nous devons penser plus loin. Nous devons aussi considérer les soins médicaux de l’enfant amené ici.

Kamogawa — Soins ?

Moi — Les bébés sont fragiles. La moindre chose peut les rendre malades. Mais il serait délicat de les emmener à l’hôpital, ainsi nous devons disposer d’une équipe médicale ici, dans la White Room.

On ne peut s’improviser médecins.

Moi — Les critères sont les suivants : le médecin doit avoir vu sa licence médicale révoquée. Il doit être flexible dans sa façon de penser. Il doit être âgé, mais pas trop. Il doit être capable de récupérer sa licence médicale si la situation l’exige. Il doit également avoir besoin d’argent ou alors avoir des difficultés pour exercer conventionnellement.

Kamogawa — Quelle série de critères compliquée !!

Moi — Pourtant, en cherchant un peu dans tout le pays, tu devrais faire des découvertes inattendues. Personnellement, je suis tombé sur un ancien médecin qui vivait au fin fond des montagnes de Tottori. Il avait été impliqué dans une histoire d’accident de la route ayant coûté la vie à deux étudiants roulant ensemble sur une mobylette.

Les accidents ne sont pas rares. En rentrant chez lui après une dure journée de travail, tard dans la nuit, le médecin, pris de somnolence, tourna à droite sans tenir compte d’un cyclomoteur venant dans la direction opposée. Ils entrèrent en contact. Les policiers et les secours accourent vite sur place, mais ils ne purent être sauvés. Le médecin avait eu la mauvaise idée d’heurter le fils d’un notable propriétaire des environs, ainsi il avait préféré se cacher pour échapper à l’attention du public.

Moi — Dix ans ont passé depuis cet incident. Il a pu récupérer sa licence médicale, mais il passait ses journées à boire.

Kamogawa — Eh bien, je suppose que c’est une bonne chose… Enfin, est-ce vraiment une bonne chose d’avoir trouvé quelqu’un comme ça ?

Moi — C’est un type matérialiste et dépensier. C’est exactement ce que nous recherchions.

Nous en avions un. Il nous en fallait un autre.

Nous avions besoin que la santé des enfants soit surveillée de près.

8

Trois mois plus tard, tout était en place pour les enfants.  L’opération était sur le point de commencer. Restait encore à finaliser l’aspect du programme avec les éducateurs. Les chercheurs qui avaient accepté de vivre et de travailler à l’institut étaient sur le point de se réunir dans le laboratoire pour une discussion. Ishida, Sôya, Suzukake, et Tabuchi étaient tous assis, en blouse blanche.

Moi — À partir de maintenant, vous quatre serez chargés d’éduquer les élèves de la première génération de la White Room. C’est la première fois que vous vous rencontrez en personne, mais vous avez déjà eu de nombreuses discussions entre vous lors de réunions en ligne. Je ne pense pas que cela nous empêchera de travailler ensemble.

Dr. Sôya — Une petite minute. Nous avons eu de nombreuses discussions, certes, mais nous avons des philosophies bien différentes. Comment voulez-vous que nous soyons alignés ?

Sôya, l’aîné de la bande, avait l’habitude de s’exprimer tout haut.  Ishida et Suzukake ne se donnaient même pas cette peine, sûrs d’avoir raison. La même chose se produisait lors des réunions virtuelles. Le genre de personnes qui, en effet, n’allaient jamais trouver un terrain d’entente.

Moi — Que feriez-vous si je déformais votre philosophie d’enseignement et exigeais votre obéissance ?

Dr. Ishida — Impossible. Ou alors, je m’en vais immédiatement.

Ishida répondit immédiatement.

Dr. Suzukake — Moi aussi. Je suis uniquement ici pour vous donner mon éducation idéale. Je ne peux travailler autrement.

Il en allait de même pour Suzukake. Depuis le début, il n’avait même pas envisagé le moindre compromis.

Kamogawa — Comment osez-vous être si grossier envers Ayanokôji-san, malgré vos revenus juteux ?

C’était en effet une attitude grossière, et Kamogawa, un amateur dans le domaine de l’éducation et inconscient de leur détermination, ne pouvait probablement pas passer outre. Cependant, je calmais le jeu.

Moi — J’ai volontairement posé une question troublante. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Nous avions un total de 15 enfants prêts et disponibles sur-le-champ. Je disposai 15 feuilles de papier de la taille d’une carte de visite avec le nom, le sexe et la date de naissance de chaque bébé au dos de leur propre feuille. Je mélangeais ensuite les papiers, comme des cartes, et les posai ensuite sur la table. 

Moi — Ishida, Suzukake, Sôya, vous choisirez chacun cinq cartes au hasard parmi celles-ci. Ce sont les enfants dont vous aurez la charge. Enseignez-leur pendant une certaine période. Les trois groupes seront supervisés par Tabuchi, qui a accepté cette tâche.

Tabuchi hocha la tête et les regarda un à un, tous les trois.

Dr. Sôya — Je vois. C’est une bonne idée. Comme nous ne partageons pas les mêmes valeurs, c’est la seule solution.

La conclusion à laquelle j’étais arrivé était de laisser ces trois-là s’affronter sans limites. Dès le départ, il était impossible de demander à ces génies, ayant des philosophies et des croyances différentes, de s’aligner.

Moi — Cette situation ne sera que temporaire, bien entendu. Dans trois ans, donc quand les enfants auront 3 ans, ils seront soumis à un examen complet. Le groupe ayant les meilleurs résultats verra son dirigeant érigé en chef indiscutable.

Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, car personne ne s’attendait à perdre. Ishida hocha la tête en guise de satisfaction et attrapa un premier papier, alors je lui lançai un regard furieux et l’attrapa par le bras.

Dr. Ishida — Que se passe-t-il ?

Moi — Au cas où, si jamais vous vous plaignez des enfants que vous avez reçus après avoir perdu, ou si vous ne respectez pas les termes énoncés en ce moment, vous serez tenus de rembourser vos trois années de salaire. De plus, vous serez habillés pour l’hiver non seulement dans le monde officiel, mais aussi dans le monde sous-terrain. Suis-je clair ?

Ishida, en face de moi, se racla fermement la gorge en réponse à mes paroles.

Moi — Et vous deux, c’est compris aussi ?

Dr. Sôya — Je n’ai aucune objection.

Sôya semblait d’accord avec moi, certainement pas de gaîté de cœur.  Suzukake semblait ne semblait pas en voie d’accepter.

Moi — Si vous devez parler, c’est maintenant ou jamais.

Dr. Suzukake — Cela me dérange de « suivre un chef ». Je ne pense pas perdre, mais j’ai besoin qu’on convienne d’arrangement si je dois obéir à quelqu’un. Dois-je suivre un leader à l’opposé de mes principes ? Si c’est le cas, je préfère ne pas accepter le poste.

Moi — Votre réticence est positive. Après tout, nous n’avons pas pris la peine de réunir des génies pour qu’ils se contentent de se conformer à tout. Disons que votre superviseur aura le dernier mot, et que des discussions sur la politique éducatives seront les bienvenues. C’est le rôle de Tabuchi.

Kamogawa — C’est un peu comme une cohabitation entre le parti au pouvoir et le parti d’opposition.  

Kamogawa dit cela de manière typique d’un homme d’État.

Dr. Ishida —…Je comprends.

Ishida avait retrouvé son calme tout en conservant son air confiant.

C’était la meilleure décision pour l’instant, même si cela retardait un peu le plan. Pour résumer, seule la première génération sera prise en charge pendant les trois premières années. Cela allait servir à déterminer le leader indiscutable. C’était coûteux et moins efficace, mais c’était une mesure nécessaire pour unifier les éducateurs.  Ensuite, une nouvelle politique éducative allait être mise en place et nous formerions un nouveau groupe chaque année.

Certes, il allait nous falloir revoir certains plans en cours de route, mais c’était la façon la plus sage d’avancer.


[1] Env. 3M€

[2] Env. 4M€-5M€

[3] Env. 7000€

[4] Env. 16 000€

[5] Env. 17 300€

[6] Env. 2,7M€

[7] Cela ne se voit pas dans la phrase en français, mais Suzukake utilise un suffixe honorifique japonais ne semblant pas approprié pour la politesse. 

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